lundi 14 janvier 2019

Matin vert

Zut, j'ai oublié de remonter mon réveille-matin, je vais être en retard au boulot... C'est vrai, avant, c'était avant, mon réveil c'était mon téléphone mais il fallait en faire des cochonneries pour fabriquer ces merveilles de technologie, des terres rares, des esclaves, des guerres... ben mon réveil il marche bien, euh quand je pense à le remonter.

Je repousse mes draps en grosse toile de lin verte et je sors vite de mon lit pour prendre mon petit déjeuner. Oh, je n'ai pas trop de distance à parcourir, mon studio peint en vert prune n'excède pas quinze mètres carrés mais cela me suffit grandement, je vis seul et depuis qu'on a évacué le superflu, il n'est plus nécessaire d'avoir autant de meubles et de rangements qu'avant d'autant plus que les appartements des nouveaux immeubles éco-durables n'intègrent plus de toilettes ni de salles de bain vu qu'il est maintenant obligatoire de faire ses besoins dans les collecteurs d'urine et de matière fécale installés au bout de chaque rue. Excellente l'urine pour l'apport en nitrates en ce qui concerne la culture... On s'habitue à l'odeur, je peux vous le dire, je travaille dans un jardin communautaire. Il se dit que les matières fécales posent des problèmes dans les grandes villes où les cultures n'absorbent pas toute la merde qui sort de l'intestin des urbains. Il se dit même que des problèmes de contamination de l'eau aux colibacilles sont apparus à Paris et Lyon mais les journaux en papier recyclé n'en parlent pas...

Moi qui avais l'habitude de tout livrer en même temps, j'ai dû m'entraîner à produire mes déjections séparément dans les conteneurs ad-hoc. Ça ne poserait pas trop de problèmes si le petit déjeuner n'était pas constitué de légumes et de jus riches en fibres. Les courgettes sont vraiment un problème pour moi, heureusement que le collecteur n'est qu'à quatre cents mètres. Bon, c'est pas grave, je cours vite malgré mon âge et puis on ne mange que des produits locaux donc les courgettes ne sont qu'un désagrément qui ne dure que quelques semaines. En hiver, avec les patates en galette et le jus de navet, je n'ai pas ce problème de transit ultra-rapide.

Tout cela pour dire que je ne m’attarde pas chez moi et que je me retrouve vite au collecteur, assis à côté de Bernard qui fait sa bouse avec application. Bernard, il est marrant et il a le même âge que moi. Ensemble, on parle à voix basse du temps passé, à l'époque où le vert n'était pas obligatoire. 
"Encore heureux qu'on peut encore chier marron, qu'il dit (il est un peu vulgaire mais rigolo), j'aurais du mal à faire autrement !"

C'est vrai, nos vêtements sont verts, les collecteurs sont peints en vert, les bâtiments sont verts mais c'est des nuances différentes, on ne s'ennuie pas...

"Et encore un jardin fumé, un ! dit Bernard, mon anus horribilis travaille pour la France en vert et contre tout !" Il a de l'esprit Bernard.

Nous bossons tous deux dans le jardin de Perseigne à l'endroit où se trouvait la Plaine des Sports. Le sport, nous n'en avons plus besoin vu que nous bossons toute l'année au bon air pour assurer la subsistance de chacun et puis, il en faut de la surface agricole vu les petits rendements que nous produisons. Tous ces types habillés en vert qui bossent avec des outils verts dans d'innombrables jardins verts pour produire des légumes verts, c'est sympa. C'est vrai, je préférais les tomates rouges aux tomates vertes rapport à ma célérité intestinale mais bon, même les patates verdies à la lumière sont mangeables.

A la pause, Bernard anime le groupe qui déguste son jus de salade : "Si vous saviez les gars, il paraît qu'il en arrive des vertes et des pas mûres (il a de l'humour), j'ai entendu dire que, contrairement à ce qu'on nous dit, la forêt d'Ecouves est rouverte à la promenade de nos Dirigeants et que l'étang de Radon est un lieu de villégiature pour nos "Cadres équitables."

Les jeunes, ils ne savent pas ce qu'est une forêt mais Bernard et moi, on courait en Ecouves dans notre jeune temps, c'était avant qu'on ferme les espaces naturels pour leur préservation. Au début, il y a eu de l'incompréhension mais après, les Gardes Verts ont remis les récalcitrants dans le bon chemin. Les Gardes Verts, justement, il y en a toujours un dans le coin pour encadrer les travailleurs. Leurs badines de bambou vert font sacrément mal et celui qu'ils emmènent n'est pas sûr de revenir ou alors il revient avec le cervelle bien lavée... ils ont de bons chimistes chez nos Cadres équitables.

"Tais-toi le Bernard lui dit Régis, y'a des mouchards !"

C'est pas faux, j'ai même entendu dire que certains travailleurs avaient des avantages spéciaux s'ils informaient correctement les autorités. Il paraît même que certains obtiennent de la viande s'ils permettent une belle prise parmi les récalcitrants mais de ça on n'en parle pas trop... de la viande, rendez-vous compte alors que le végétalisme est devenu religion d'état. J'en frémis !

N’empêche, la forêt d'Ecouves, j'aimerais bien y retourner même si je ne suis qu'un ouvrier jardinier. Au début de la grande réforme verte et équitable, quelques résistants s'étaient établis en Ecouves, on disait qu'ils survivaient en mangeant des sangliers fort nombreux dans les bois. Ce bruit invérifiable sur la réouverture de la forêt à la promenade de nos Dirigeants est une mauvaise nouvelle pour les rebelles. Peut-être ont-ils été rééduqués et sont-ils devenus des bûcherons bio-équitables. Ou alors, ils servent de compost, va savoir.

La matinée se termine, je me dirige vers le Centre-Vertville pour le repas de midi. La Halle aux Toiles est redevenue une cantine comme dans les années soixante de mon enfance. En chemin, je me dis que tout ne va pas si mal, je travaille en pleine nature, je suis utile aux autres, je ne gagne pas grand chose mais les cinquante pour cent de taxes sur mon salaire servent à financer la transition écologique et puis, j'ai bientôt soixante-dix ans et j'aurai droit à une petite retraite verte. Oh, elle durera pas longtemps ma retraite vu qu'à la première épidémie, les vieux dégagent et c'est naturel non ? Avant, on durait, on durait et on finissait très vieux à l'état de légume même pas vert. Depuis l'interdiction de ces saletés de vaccins et de l'allopathie remplacée par l'homéopathie, on ne fait pas de vieux os et c'est très bien. Après tout, la vraie décroissance, c'est la décroissance humaine.

Sur le parvis de la Halle aux Toiles, je m'arrête un moment et je m'étire en regardant le ciel si bleu (même pas bleu-vert !) grâce à la pureté de l'air. Je respire un bon coup puis me retourne pour aller manger. Aujourd'hui c'est "Tofu de courgettes farcies au boulgour". Va encore y avoir des guerres intestines comme dit ce marrant de Bernard !

Première parution de ce texte dans "La Gazette d'ici et d'ailleurs" n°12 (Alençon, janvier 2019).

 Photo prise à Lassay les Châteaux (53)


6 commentaires:

  1. Merci pour ce texte vertement jubilatoire, plein de liberté.Merci aussi pour vos photos et vos posts que je découvre avec un immense plaisir (et respect).

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    1. Merci beaucoup FW. Ici les commentaires sont rares et cela fait toujours plaisir.

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  2. mais il est très chouette ce blog ! beaux textes, belles photos enchanteresses... j'arrive ici, de fil en aiguille, par les tombeaux de Sainte-Colombe. Paf, je m'abonne.

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  3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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