C'était en 1970, je traînais derrière moi un ennui si pesant que ma mère décida de m'envoyer passer le mois de juillet à la campagne. La ferme du père Châtel, je la connaissais bien car nous avions loué une maison à proximité l'année précédente et j'avais passé plus de temps avec les fils du fermier qu'avec ma famille.
Admirateur depuis longtemps des héros de l'Iliade et de l'Odyssée, j'étais fasciné par ces deux garçons de vingt ans au torse imberbe et à la musculature saillante. Ils étaient objectivement beaux mais, dans mon esprit d'adolescent de quatorze ans, ils étaient surtout un modèle de puissance masculine avec leurs corps sculptés à la grecque. Moi qui commençais seulement à me raser, j'admirais ces grands blonds qui soulevaient au bout de leur fourche des bottes de foin de plusieurs dizaines de kilos pour les propulser tout en haut de la pile posée comme en équilibre sur le chariot, là où leur père les récupérait pour les ranger comme on range le sucre dans sa boîte. Moi, je me contentais de faire avancer le tracteur Deutz, ce qui libérait cependant une paire de bras et rendait service.
Oui, le père Châtel pouvait être fier de ses deux fils Jean-Pierre et Jean-Paul même si, à un moment ou à un autre, il ne pouvait s'empêcher d'expliquer au visiteur qui lui disait "Vous en avez de bien solides gars" que Jean-Paul était un petit de l'Assistance qu'ils avaient depuis l’âge de sept ans et que c'était un bon gars travailleur. Jean-Paul n'hériterait pas de la ferme, soyons clair.
Un peu plus blond que son "frère", Jean-Paul ne parlait jamais en public, et pour cause, car quand il y était contraint, c'était une série d'onomatopées s'entrechoquant tels des galets chahutés par une forte houle. Ce n'était pas du bégaiement, c'était un handicap. Alors, au lieu de s'arrêter pour causer avec les fréquents visiteurs (que la campagne était peuplée à cette époque !) comme le faisait le "patron", Jean-Paul travaillait, travaillait, travaillait... et il continuait dans sa chambre mais cette fois-ci, c'étaient ses cours qu'il bossait, intégrant sous peu une école d'ingénieur. Le père en était content et aussi un peu fier même s'il était encore plus fier de son beau Jean-Pierre qui, s'il n'avait pas son bac, ferait quand même un sacré fermier. Le père Châtel aimait ses deux fils mais de manière différente, il les aimait chacun à sa place et c'était bien ainsi car le monde était encore en équilibre en 1970.
La mère Châtel était aussi active que son mari était prompt à la pause. On dirait maintenant suractive, trimant du petit matin au soir tombé, étant chargée de la maisonnée, de la traite des vaches et de l'immense jardin potager, sans parler de la basse-cour et des cochons, redoutables géants aux courtes pattes et à l’œil torve. "Tiens regarde celle-là, elle fait bien cinq cents livres c'te coche et si tu touches à un des cochonnets, elle te bouffe la jambe..." Voilà pourquoi je préférais la compagnie des vaches normandes au caractère si placide et au sens de l'ordre et de la hiérarchie si poussé. L'étable était un système politique stable. N'empêche, la mère Châtel avec sa voix suraiguë régnait sur les vaches et les porcs et il faut voir comment ces puissants gorets décanillaient quand les quarante kilos de la "patronne" leur donnaient du bâton en leur vrillant les oreilles.
Quatorze ans et étranger aux miens. J'avais grandi trop vite, vingt centimètres par an ces deux dernières années ; on croyait dans la famille que je serais le premier "grand" depuis des générations. Je ne savais pas qu'aux portes du mètre soixante-dix, ma croissance s’arrêterait là, lors de cet été à la blondeur immobile.
La ferme était pour moi un moyen de combattre l'ennui qui me rongeait depuis plus d'un an. Il y avait toujours quelque chose à faire ou à voir. J'aidais dans la mesure de mes moyens, certainement trop peu à l'aune paysanne mais assez pour donner le coup de main. On ne me demandait rien, je faisais ce que je voulais. J'étais d'ailleurs très libre et pouvais disparaître des heures sans avoir à rendre de comptes. Il suffisait d'informer la mère Châtel du lieu où je me rendais. Quant au père, il m'accueillait quand je l’accompagnais aux champs avec ses fils, il se passait de moi quand j'avais décidé de faire autre chose. Habitué par force à la solitude, j'y avais pris goût et m'isolais volontiers pour baguenauder parfois loin de la ferme dans des lieux parfois surprenants...
En effet, le village, situé à vingt kilomètres d'Alençon où résidait ma famille, avait une particularité assez exceptionnelle et cette particularité pourtant spectaculaire était totalement invisible à qui traversait le bourg par la route. Il s'agissait et il s'agit toujours d'un viaduc de quarante-cinq mètres de haut enjambant une petite vallée discrètement encaissée dans le fond de laquelle coulait un fort ruisseau appelé la Vaudelle. Hormis le fait qu'un pont d'une telle taille était déjà une curiosité dans ce pays d'aimables collines, cet ouvrage d'art en béton sidérait les rares promeneurs qui s'y aventuraient quand ils s'apercevaient qu'il ne débouchait sur rien, ni route, ni chemin de fer. Il se contentait de relier les deux lèvres de la cicatrice faite par le cours d'eau en des temps anciens. La nature y était sauvage et elle gravait son histoire sur les jambes dénudées. J'étais déjà trop vieux pour présenter des genoux couronnés mais j'étais encore trop jeune pour porter un pantalon en été. Qu'à cela ne tienne, les fourrés n'opposaient que peu de résistance à mon goût pour l'exploration et, à cette époque, la vallée de la Vaudelle était une sorte de jungle africaine en miniature, ce qui ne pouvait qu'augmenter mon plaisir d'aventurier solitaire.
Accoudé à la fragile rambarde du viaduc, les yeux fixés sur le cours opaque du ruisseau quarante-cinq mètres plus bas, je ne l'avais pas entendue venir. Elle était là, subitement.
"Bonjour, tu es du coin ?
- Non, je suis en vacances chez Châtel.
Quatorze ans et étranger aux miens. J'avais grandi trop vite, vingt centimètres par an ces deux dernières années ; on croyait dans la famille que je serais le premier "grand" depuis des générations. Je ne savais pas qu'aux portes du mètre soixante-dix, ma croissance s’arrêterait là, lors de cet été à la blondeur immobile.
La ferme était pour moi un moyen de combattre l'ennui qui me rongeait depuis plus d'un an. Il y avait toujours quelque chose à faire ou à voir. J'aidais dans la mesure de mes moyens, certainement trop peu à l'aune paysanne mais assez pour donner le coup de main. On ne me demandait rien, je faisais ce que je voulais. J'étais d'ailleurs très libre et pouvais disparaître des heures sans avoir à rendre de comptes. Il suffisait d'informer la mère Châtel du lieu où je me rendais. Quant au père, il m'accueillait quand je l’accompagnais aux champs avec ses fils, il se passait de moi quand j'avais décidé de faire autre chose. Habitué par force à la solitude, j'y avais pris goût et m'isolais volontiers pour baguenauder parfois loin de la ferme dans des lieux parfois surprenants...
En effet, le village, situé à vingt kilomètres d'Alençon où résidait ma famille, avait une particularité assez exceptionnelle et cette particularité pourtant spectaculaire était totalement invisible à qui traversait le bourg par la route. Il s'agissait et il s'agit toujours d'un viaduc de quarante-cinq mètres de haut enjambant une petite vallée discrètement encaissée dans le fond de laquelle coulait un fort ruisseau appelé la Vaudelle. Hormis le fait qu'un pont d'une telle taille était déjà une curiosité dans ce pays d'aimables collines, cet ouvrage d'art en béton sidérait les rares promeneurs qui s'y aventuraient quand ils s'apercevaient qu'il ne débouchait sur rien, ni route, ni chemin de fer. Il se contentait de relier les deux lèvres de la cicatrice faite par le cours d'eau en des temps anciens. La nature y était sauvage et elle gravait son histoire sur les jambes dénudées. J'étais déjà trop vieux pour présenter des genoux couronnés mais j'étais encore trop jeune pour porter un pantalon en été. Qu'à cela ne tienne, les fourrés n'opposaient que peu de résistance à mon goût pour l'exploration et, à cette époque, la vallée de la Vaudelle était une sorte de jungle africaine en miniature, ce qui ne pouvait qu'augmenter mon plaisir d'aventurier solitaire.
Accoudé à la fragile rambarde du viaduc, les yeux fixés sur le cours opaque du ruisseau quarante-cinq mètres plus bas, je ne l'avais pas entendue venir. Elle était là, subitement.
"Bonjour, tu es du coin ?
- Non, je suis en vacances chez Châtel.
- Tu es d'où ?
- D'Alençon.
- Et t'as quel âge ?
- Quatorze ans et demi."
Une entrée en matière somme toute habituelle entre enfants du même âge car elle aussi prétendait avoir quatorze ans alors qu'elle faisait une demi-tête de plus que moi. Peu habitué aux filles que je maintenais à distance respectueuse, je fus immédiatement impressionné par cette immense paire de jambes qui sortaient d'un short rose sale et par ce corps athlétique surmonté d'une chevelure ayant la couleur, l'aspect et l'odeur du foin une fois qu'il est entreposé dans la grange, baigné de longues brassées de sel. Cette blondeur était commune dans ce pays où les toponymes francs croisaient quelques rares lieux aux consonances danoises. Comme moi, elle portait un t-shirt qu'on appelait encore maillot de corps à l'époque. Elle sentait la moisson et la terre, on se lavait peu à l'époque. Avec mes deux douches par semaine, je faisais figure de citadin à la ferme des Châtel...
Quand on est enfant, une semaine est un mois, un mois est une année et les vacances une éternité. Je ne crois pas que nos rendez-vous dans la vallée aient duré plus d'une dizaine de jours mais je m'en souviens comme d'une longue période d'exploration et d’émerveillement. Elle connaissait les passages qui griffaient genoux et bras, elle savait les voies d'escalade des parois traîtresses encadrant la vallée, sa connaissance de ce labyrinthe vert transformait ce site d'à peine deux kilomètres de long en terrain d'aventure digne des bandes dessinées petit format d'Akim que je lisais parfois encore. De temps en temps, nous nous arrêtions pour discuter au bord du ruisseau. Je lui parlais des Châtel, de ma famille, de ma ville. Elle ne me parlait jamais d'elle-même mais seulement de ce qui nous entourait dont elle semblait avoir une connaissance encyclopédique. La discussion prenait parfois des tournures étranges comme lorsqu'elle prétendait que les grosses libellules qui hantaient la vallée étaient autrefois plus grosses que les buses qui y chassaient actuellement ou comme lorsqu'elle me parlait du viaduc.
"Ils t'en ont parlé à la ferme ?
- Ben, ils n'aiment pas trop en parler, y'avait un train ?
- Non, y'aurait dû y avoir un tramway allant d'Alençon au Mans, il y a longtemps. Avant la guerre, pas la dernière, la guerre de quatorze.
- Y'a rien eu ?
- Non, ils disent que la guerre a arrêté les travaux et qu'après, il n'y avait plus d'argent."
Les pieds dans l'eau trouble de la Vaudelle, je contemplais le viaduc qui mesurait à peine trois mètres de moins que l'antique Pont du Gard mais dont les piliers avaient la grâce élancée de celle qui était assise à côté de moi. Comment avait-on pu abandonner pareil colosse ?
"Ils disent ça mais c'est pas vrai. Le pont avait coûté très cher et il était presque fini quand il y a eu des accidents. Enfin, des suicides. Plusieurs ouvriers se sont jetés dans le fond. Dans le village, on parlait d'un sorcier.
- Comme le père Canut dans le village ?
- Non, lui il est rebouteux ; s'il cite des passages du Grand Albert, c'est pour impressionner les clients. Il a appris son métier dans un camp de prisonniers en Allemagne, je le connais. C'est un bon rebouteux mais il est un peu cinglé. Toutes les nuits, il se lève à la même heure pour tourner une grosse pierre placée en haut de son armoire pour couper le mauvais sort.
- Comment tu sais ça ?
- Je le sais.
- Et alors le sorcier ?
- Il habitait une maison en bois avec ses filles près d'un étang au bout de la vallée. On disait que ses filles attiraient les ouvriers qui vivaient sur place depuis des mois dans des baraques et qu'elles les rendaient fous. Les gars qui avaient encore leur tête avaient fui et le patron du chantier avait dû aller chercher d'autres ouvriers, des Polonais, qui ne restaient pas une fois qu'ils avaient entendu parler de cette histoire. Quand la guerre a commencé, tout s'est terminé."
J'imaginais l'ironie de la situation de ces jeunes hommes qui avaient quitté le péril des bras des filles d'un sorcier pour aller se faire broyer par la machine infernale de la guerre industrielle. Féru de mythologie grecque et latine, je pensais aux pauvres compagnons d'Ulysse qui avaient échappé aux sirènes pour être dévorés par Scylla puis finalement engloutis par la colère de Zeus. Cette histoire de sorcier me paraissait peu vraisemblable mais autrement plus séduisante qu'un problème industriel et financier.
"- Mais, tu as parlé d'un étang et d'une maison, il n'y a pas d'étang dans le coin.
- Si mais il est pas facile à trouver. Moi je sais. C'est après la croix de pierre.
- Quelle croix ?
- Il faut ramper pour trouver la croix. Elle a une drôle de forme et elle montre un petit chemin qui grimpe haut et après faut s'accrocher aux branches pour redescendre et là, y'a l'étang. Il est assez grand et on y voit dedans. Tu veux y aller ?
- Ben, pas demain, je dois voir ma mère à Alençon...
- Après-demain alors mais c'est mon coin secret. Je te le montrerai de nuit. Tu peux venir de nuit ?
- Ben... faudra que je fasse pas de bruit mais ma chambre donne à l'arrière de la ferme.
- D'accord, je t'attendrai au premier pilier à gauche."
Elle prit soudainement ma tête entre ses mains en posa un baiser sur ma joue."Au revoir". C'était la première fois qu'elle me touchait, elle sentait la prairie au petit matin, la terre fraîchement retournée, la paille foulée au pied. Je restai étourdi et perdu de longues minutes puis rentrai à la ferme pour y manger la soupe et boire le cidre coupé d'eau.
Onze heures du soir, je me glissai hors de la ferme, à peine signalé par quelques jappements de la Dolly qui ne pouvait me voir à l'arrière de la ferme mais qui sentait ma présence. La Lune, à peine surgie de l'horizon, était énorme et l'on y voyait comme en plein jour une fois habitué à cette lumière d'outre-temps. Il faisait encore tiède quand je m'enfonçai dans les bois menant au viaduc. C'était un autre monde. Mes pas sur les cailloux de la pente menant au fond de la vallée semblaient réveiller les fracas d'anciens éboulements. Une brume d'un blanc lumineux planait quelques centimètres au-dessus de la surface brun-rouge de la Vaudelle, de gros oreillards roux battaient chaotiquement des ailes autour de moi sans me faire peur, je connaissais maintenant la faune de la vallée grâce aux nombreux entretiens et explications que j'avais eus à ce propos. Elle m'attendait au pied du pilier, minuscule en comparaison de cet élégant géant de béton. Pourtant, elle me semblait encore plus grande que d'habitude et même un peu effrayante avec ses yeux couleur d'eau qui brillaient à la lumière lunaire.
"Suis-moi". Nous nous retrouvâmes bientôt à ramper dans d'épais fourrés. Effectivement, une drôle de croix complètement enfouie dans un roncier se trouvait là. "Elle est là depuis plus longtemps qu'on le croit, dit-elle, c'est un peu une porte..."
En fait, cette croix ressemblait plutôt à une clé et, après avoir constaté cela, on lui trouvait un aspect assez peu religieux, presque inquiétant.
Elle se mit à grimper à quatre pattes sur une pente caillouteuse, j'eus bien du mal à la suivre et elle disparut un moment à ma vue. Elle m'attendait, suspendue à un chêne douloureusement tordu qui avait élu domicile sur cette pente abrupte. "Tu vas comprendre pourquoi personne ne prend ce chemin..."
Un chemin ça ? Non, une dégringolade entre des fourrés poussant presque perpendiculairement à la descente. Il fallait passer de branche en branche pour ne pas rouler dans le fond noir et brumeux que l'on apercevait en contrebas.
Les jambes zébrées et hors d'haleine, je la suivis à quatre pattes puis debout jusqu'à ce qu'une clairière nous révèle l'étang. Personne ne m'en avait jamais parlé. Notre arrivée avait fait taire la faune qui bruissait en ce lieu et nous pénétrâmes dans un silence humide et cotonneux.
"Approche, tu vas voir, y'a assez de lumière... regarde."
Effectivement, comme elle me l'avait annoncé, l'eau de l'étang était claire et la lumière lunaire en pénétrait la surface pour révéler de bien étranges formes noires situées certainement plusieurs mètres sous la surface.
"Dans le temps, on disait que c'était des grottes.
- Jamais entendu parler de ça ou de l'étang...
- C'était dans le temps.
- Tu as déjà nagé là-dedans ?
- Dans le temps...
- Et la cabane du sorcier ?
- C'était du bois, elle a disparu après la guerre.
- Comment tu sais ça ?
- ..."
L'étang à l'eau claire et aux formes noires englouties ne me disait rien qui vaille d'autant que je ne savais nager que depuis peu. Je reculai de quelques pas et admirai la clairière. Sous la lumière blanche, elle était vraiment magique.
Nous avons passé une bonne partie de la nuit allongés sur le sol couvert de mousse, admirant une pluie d'étoiles filantes dont les traits rapides striaient le velours de la nuit en silence. Elle me parla des animaux nocturnes et de ceux qui allaient accompagner l'aurore, elle me parla de légendes dont j'ignorais totalement l'existence, sa voix glissait doucement du soprano enfantin à l'alto féminin et, dans la brume d'un état second, je doutais de plus en plus du fait qu'elle avait mon âge.
Le retour fut épuisant, il fallait se presser pour arriver avant que la mère Châtel ne se lève, elle qui avait le timbre de voix et les mœurs matinales des gallinacés. La fille aux yeux d'eau et à la chevelure d'été me quitta à proximité de la ferme alors que les chaudes lueurs de cette fin juillet dardaient à l'est. Le lendemain, je restai à la ferme toute la journée pour récupérer de ma nuit avortée, ce qui me permit de parler de mes aventures à la seule personne en qui j'avais entièrement confiance, Jean-Paul le bègue qui, curieusement, avait un débit presque fluide quand nous étions seuls. Jean-Paul m'écouta relater mes promenades et mon escapade nocturne avec sa bienveillance coutumière. Lui, il connaissait Circé, les sirènes et les héros dont il partageait la glorieuse musculature ; il m'écouta jusqu'au bout puis me dit que même si aucun étang ne se trouvait en amont ou en aval de la Vaudelle, il me croyait cependant.
"Tu... tu as eu de la chance, ce genre de truc n'arrive qu'une fois dans une vie. En fait, je crois que tu as eu encore plus de chance que tu ne le crois. Ne retourne jamais là-bas de nuit, c'est pas bon. J'dirai rien au père et à la mère mais reste avec moi vendredi, on va faire sauter des souches et t'allumeras la mèche, je sais que t'aimes ça."
J'étais plutôt saisi et interrogatif mais j'admirais Jean-Paul et je savais qu'il m'aimait bien. Et puis c'est vrai, j'aimais bien travailler à l'arrachage des haies, surtout quand il s'agissait de manipuler la poudre noire en billes que l'on bourrait avec du papier journal qui servait aussi à conduire la mèche. A l'époque, on faisait sauter les arbres quand on ne les brûlait pas au mazout... C'était le remembrement. Les haies attendraient une génération avant que l'on en replante quelques-unes.
Juillet était mourant et, le samedi, je retournai une dernière fois sur le viaduc. Je regardais la Vaudelle en contrebas et je ne l'ai pas sentie arriver. La pluie, absente depuis de longues semaines, ajouta d'abord quelques pleurs sur mes bras nus avant de m'inonder brutalement quelques secondes plus tard. L'été prenait un nouveau virage. Demain je rentrerai à Alençon avant d'aller traîner mon ennui au bord de la mer. J'étais moins enfant et plus mélancolique, il me restait trois ans pour devenir moi-même mais j'avais déjà franchi une étape.
"Suis-moi". Nous nous retrouvâmes bientôt à ramper dans d'épais fourrés. Effectivement, une drôle de croix complètement enfouie dans un roncier se trouvait là. "Elle est là depuis plus longtemps qu'on le croit, dit-elle, c'est un peu une porte..."
En fait, cette croix ressemblait plutôt à une clé et, après avoir constaté cela, on lui trouvait un aspect assez peu religieux, presque inquiétant.
Elle se mit à grimper à quatre pattes sur une pente caillouteuse, j'eus bien du mal à la suivre et elle disparut un moment à ma vue. Elle m'attendait, suspendue à un chêne douloureusement tordu qui avait élu domicile sur cette pente abrupte. "Tu vas comprendre pourquoi personne ne prend ce chemin..."
Un chemin ça ? Non, une dégringolade entre des fourrés poussant presque perpendiculairement à la descente. Il fallait passer de branche en branche pour ne pas rouler dans le fond noir et brumeux que l'on apercevait en contrebas.
Les jambes zébrées et hors d'haleine, je la suivis à quatre pattes puis debout jusqu'à ce qu'une clairière nous révèle l'étang. Personne ne m'en avait jamais parlé. Notre arrivée avait fait taire la faune qui bruissait en ce lieu et nous pénétrâmes dans un silence humide et cotonneux.
"Approche, tu vas voir, y'a assez de lumière... regarde."
Effectivement, comme elle me l'avait annoncé, l'eau de l'étang était claire et la lumière lunaire en pénétrait la surface pour révéler de bien étranges formes noires situées certainement plusieurs mètres sous la surface.
"Dans le temps, on disait que c'était des grottes.
- Jamais entendu parler de ça ou de l'étang...
- C'était dans le temps.
- Tu as déjà nagé là-dedans ?
- Dans le temps...
- Et la cabane du sorcier ?
- C'était du bois, elle a disparu après la guerre.
- Comment tu sais ça ?
- ..."
L'étang à l'eau claire et aux formes noires englouties ne me disait rien qui vaille d'autant que je ne savais nager que depuis peu. Je reculai de quelques pas et admirai la clairière. Sous la lumière blanche, elle était vraiment magique.
Nous avons passé une bonne partie de la nuit allongés sur le sol couvert de mousse, admirant une pluie d'étoiles filantes dont les traits rapides striaient le velours de la nuit en silence. Elle me parla des animaux nocturnes et de ceux qui allaient accompagner l'aurore, elle me parla de légendes dont j'ignorais totalement l'existence, sa voix glissait doucement du soprano enfantin à l'alto féminin et, dans la brume d'un état second, je doutais de plus en plus du fait qu'elle avait mon âge.
Le retour fut épuisant, il fallait se presser pour arriver avant que la mère Châtel ne se lève, elle qui avait le timbre de voix et les mœurs matinales des gallinacés. La fille aux yeux d'eau et à la chevelure d'été me quitta à proximité de la ferme alors que les chaudes lueurs de cette fin juillet dardaient à l'est. Le lendemain, je restai à la ferme toute la journée pour récupérer de ma nuit avortée, ce qui me permit de parler de mes aventures à la seule personne en qui j'avais entièrement confiance, Jean-Paul le bègue qui, curieusement, avait un débit presque fluide quand nous étions seuls. Jean-Paul m'écouta relater mes promenades et mon escapade nocturne avec sa bienveillance coutumière. Lui, il connaissait Circé, les sirènes et les héros dont il partageait la glorieuse musculature ; il m'écouta jusqu'au bout puis me dit que même si aucun étang ne se trouvait en amont ou en aval de la Vaudelle, il me croyait cependant.
"Tu... tu as eu de la chance, ce genre de truc n'arrive qu'une fois dans une vie. En fait, je crois que tu as eu encore plus de chance que tu ne le crois. Ne retourne jamais là-bas de nuit, c'est pas bon. J'dirai rien au père et à la mère mais reste avec moi vendredi, on va faire sauter des souches et t'allumeras la mèche, je sais que t'aimes ça."
J'étais plutôt saisi et interrogatif mais j'admirais Jean-Paul et je savais qu'il m'aimait bien. Et puis c'est vrai, j'aimais bien travailler à l'arrachage des haies, surtout quand il s'agissait de manipuler la poudre noire en billes que l'on bourrait avec du papier journal qui servait aussi à conduire la mèche. A l'époque, on faisait sauter les arbres quand on ne les brûlait pas au mazout... C'était le remembrement. Les haies attendraient une génération avant que l'on en replante quelques-unes.
Juillet était mourant et, le samedi, je retournai une dernière fois sur le viaduc. Je regardais la Vaudelle en contrebas et je ne l'ai pas sentie arriver. La pluie, absente depuis de longues semaines, ajouta d'abord quelques pleurs sur mes bras nus avant de m'inonder brutalement quelques secondes plus tard. L'été prenait un nouveau virage. Demain je rentrerai à Alençon avant d'aller traîner mon ennui au bord de la mer. J'étais moins enfant et plus mélancolique, il me restait trois ans pour devenir moi-même mais j'avais déjà franchi une étape.
Pour connaître l'autre histoire du viaduc, allez chez Tonton Gilles.
Fille de sorcier, sylve ancestrale ou esprit de l'eau, tout semble possible. J'ai cependant mon idée sur la question. On ne se méfiera jamais assez des légendes locales...
RépondreSupprimerSuperbe texte, cher Lutin !