Reprise entraînement trail après 250 km sur le GR 34 avec ma chère épouse. Depuis un certain nombre d'années, je me considère à la retraite en tant que pisteur. Ce sont Katia et Jean-Michel qui ont repris le flambeau du groupe. Comme les deux tourteaux tourtereaux en pincent pour l'ultra, qu'ils viennent de terminer un 225 km à Volvic et qu'ils repartent pour le Val d'Hareng d'Aran pour un 110, les entraînements se rapprochent plus de la sortie commando que de la promenade de santé. En gros, on passe son temps à monter puis descendre puis monter...
Depuis fort longtemps, nous avons coutume de nommer les côtes remarquables du nom d'un des Trailers d'Ecouves ; au bout d'une dizaine de kilomètres de montagnes russes, nous abordons un passage récemment ouvert sur le Rocher du Vignage par Jean-Michel qu'il a nommé du nom de son égérie : "la Katia".
Ma Josette sur la "Katia" |
Quand on parle de côte, on devrait plutôt dire paroi car il faut mettre les mains pour parvenir au sommet. La vue est magnifique mais on ne traîne pas et nous redescendons le Vignage par la Gaëtanne, une sorte de monstre abrupt que d'habitude nous grimpons. Je me suis toujours amusé en descente et je prends les devants.
Mais voilà, je suis dans ma soixante-neuvième année et mon pied n'est plus aussi sûr : je glisse. Bêtement. Je tombe à plat ventre dans l'espoir d'accrocher quelque chose. Nada, que dalle ! Le problème c'est qu'après cette forte pente dans laquelle je roule et je boule sur trois mètres en un peu plus de deux secondes (j'ai vérifié sur mon GPS), j'ai encore quatre mètres à parcourir verticalement. Un étage et demi en gros...
Itinéraire d'un Lutin gâteux |
J'entends Jean-Michel crier mon nom, il a l'air inquiet.
Comme chacun sait, la vitesse de chute dépend de l'équation v = √2gh, vu la hauteur de 4 mètres du rocher je vais toucher le sol à 32 km/h (en fait un peu plus vite car j'ai déjà accéléré en roulant) et vu mon poids, ça fait 32 809 joules d'énergie cinétique (E = 1/2mv²). J'avais déjà bouffé du joule lors d'une chute de 3 mètres en escaladant une falaise pourrie et j'y avais laissé une épaule.
Cela dure moins de deux secondes mais j'ai quand même le temps de me mettre en boule pour protéger ma tête et mes cervicales. Vingt-cinq ans de judo m'ont donné de bons réflexes et m'ont souvent sauvé la mise.
Ça donne ceci pour les deux parties de la chute : Krabardaf ! puis Chlonk ! C'est le Chlonk ! qui m'inquiète le plus...
Je suis sur le dos et je ne respire plus. Je me retourne douloureusement et me mets à ventiler comme un malade le museau dans les feuilles mortes. Jean-Michel arrive très vite, je me remets sur le dos (ouille !) et commence à glisser car il reste encore une bonne pente. Katia arrive et me bloque pendant que Jean-Mi maintient la partie supérieure. Je suis en état de choc : je suis tout pâle, j'ai très chaud et je me mets à débiter des âneries. Katia en bonne kiné fait un premier bilan : j'ai réussi à éviter les nombreux blocs de grès armoricains qui parsèment la pente et je bouge encore.
Près de moi, David notre petit jeune est fort inquiet et, pour le rassurer, je lui dis que je serai prêt fin juillet pour démarrer l’entraînement pour son premier 100 km de Millau. Là, c’est mon côté tranche-montagne ou matamore comme disent les espagnols. Ce type de rodomontades débitées à rythme continu m'évite tout simplement de tomber dans les pommes. C'est mon côté boomer macho. Cela dit, je me demande si je ne suis pas en passe de devenir un homme déconstruit... au sens propre !
On n'a pas de réseau, Fabrice arrête une voiture pour que plus loin la conductrice appelle les pompiers pendant qu'Eric galope jusqu'à Radon où se trouve mon épouse.
Une fois arrivés, les pompiers doivent grimper à mi-pente où je me trouve. Je commence à avoir franchement mal. Le cadre pompier me fait un premier examen sur place : tension normale, glycémie normale et pouls à 75, ce qui fait 20 points de trop pour moi mais normal vu mon état de stress. Le gars regarde vers le haut et écarquille les yeux "C'est le jour pour jouer au loto, vous avez eu un sacré bol ! Attendez-vous à avoir des côtes cassées, tiens, on vérifie s'il n'y a pas de pneumothorax". Là je fanfaronne moins. Apparemment, non... ouf !
Ses collègues arrivent avec le matériel pour me mettre en barquette, moi qui ai arrêté les plats cuisinés depuis des années ! Chouette, il y a une belle pompière trentenaire et une jolie débutante de 17 ans. Le débitant de calembredaines se remet au boulot : à la limite, je délire. Les pompiers pensent que la tête a dû porter mais les copains les rassurent :"Il est toujours comme ça !"
Je descends donc en luge jusqu'à la route. J'essaie de ne pas trop grimacer car il y a des filles.
Chouette descente en luge |
Vu le côté spectaculaire de ma prestation, les pompiers ont appelé le médecin du SAMU avant de m'emmener aux urgences. Chouette ! C'est une femme et elle est super gentille. Elle me demande d'évaluer ma douleur de un à dix. Je lui dis cinq, elle sourit. Bon, six ou sept quand on me déplace dans mon sarcophage.
Elle me branche et m'injecte une petite dose de morphine. "Rassurez-vous, je vous ai mis une dose pour enfant". Pendant qu'elle m'examine, je déblatère évidemment. Elle me demande à nouveau d'évaluer la douleur. "Maintenant trois à quatre répondis-je et je possède ma propre échelle ; dix c'est quand on m'a enfoncé une sonde dans le rectum pour me faire une échographie de la prostate, j'ai bien failli tomber dans les pommes."
Elle rigole : "On voit bien que vous n'avez jamais accouché, vous !" Logé le Lutin !
Direction les urgences d'Alençon pimpon pimpon ! Je suis pris en charge tout de suite. Je ne vois que des plafonds mais j'entends une infirmière dire au médecin que les pompiers ont amené un monsieur de 69 ans mais qui en fait dix de moins... Elle est mignonne.
Je suis transféré sur un lit à roulettes et rapidement envoyé au scanner. La manipulatrice a la gentillesse de me dire : "Je ne suis pas médecin mais je peux vous dire que vous n'avez rien au rachis." Quoi, c'est du rachis Parmentier ? Meuh non, je me rappelle, ça veut dire colonne vertébrale.
J'attends ensuite deux bonnes heures avec l'interdiction de m’asseoir avant la lecture du radiologue. Ça tombe bien, les 2 mg de morphine ne font plus d'effet.
Il règne une ambiance particulière en ce jour d'élections, il faut dire que 80% des médecins sont étrangers à l'hôpital d'Alençon. Malgré cette atmosphère un peu pesante, tout le personnel est très gentil avec moi. Le médecin me fait enfin une ordonnance qu'il tend à ma Josette qui se remet petit à petit de ses émotions. Je suis désolé pour elle, elle ne mérite pas un mari aussi excentrique.
Je m'assois enfin, j'ai très chaud soudain : premier malaise vaginal vagal. Je m'allonge. Ne voulant pas que le médecin décide de me garder, je me rassois, deuxième malaise vagal. A nouveau sur le dos le Lutin ! Au bout de cinq bonnes minutes, je tiens enfin debout. C'est un peu comme si on m'avait enfoncé un balai en flammes dans le rectum et qu'il montait jusqu'à la base des cervicales. Je commence à comprendre ce qu'était le supplice du pal...
Je mets un temps infini à sortir de l'hôpital, les muscles de mon dos se bloquent plusieurs fois. Quelques heures plus tard, avec les médicaments que ma chère femme est allée chercher, je gagne en mobilité même si je ne peux pas encore ôter mes pompes tout seul. Pendant ce temps, la messagerie tintinnabule comme le traîneau du Père Noël... La famille et les amis viennent aux nouvelles.
Le lendemain matin, je suis mieux que la veille en me couchant. Quand je dis mieux, c'est physiquement et aussi psychologiquement car j'ai bien conscience qu'un bout de rocher ou une racine bien dure aurait pu mettre un point final à ma carrière de sportif. C'est le genre d'événement qui me fait encore plus apprécier la chaleur humaine et réaliser la beauté de la nature qui m'entoure.
Merci à ma famille et mes amis pour leur aide et leur soutien.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci de passer le test de vérification de mots pour m'indiquer que vous n'êtes pas un robot.