jeudi 8 juin 2017

Trail d'Ecouves 2017 - 61 km


Les Temps changent. le Monde est moins magique et le peuple d'Ecouves s'en ressent. Ce n'est ni bien ni mal, ce sont les Cycles...

La mère des Lutins est tombée malade et j'ai passé beaucoup de temps à son chevet ; la fin est encore loin car notre espèce est parfois plus solide que les chênes eux-mêmes mais une page est tournée, nous ne sommes plus les maîtres sous les frondaisons. La fragilité de celle qui avait donné naissance à des centaines de petits protecteurs des arbres me renvoie à ma propre vulnérabilité.

les Humains prennent de plus en plus le relais. Eux aussi aiment la forêt. Pour preuve, ils ont tracé moult et moult nouveaux sentiers avec leurs machines là où nous nous contentions de suivre les traces des sangliers ou des cervidés. Depuis quelques trédécilunes, certains de nos chemins s'étaient fermés d'eux-mêmes comme à regret, comme déçus de nous voir moins souvent ; il fallait bien faire quelque chose... Nous aimons leurs sentiers inventifs et malins, nous avons même redécouvert des facettes oubliées d'Ecouves mais la magie s'évanouit cependant. Ce n'est pas de la faute des Grands industrieux, non, c'est nous qui devenons évanescents, le Petit Peuple est de moins en moins nombreux. Cela est malheureusement dû au Monde qui se désenchante. Moins les Grands croiront au merveilleux, moins nous serons nombreux. Ce n'est ni bien ni mal. 



Le Grand Dérangement

Il était temps de partir mais soixante et une lieues de voyage ne s'improvisent pas, il fallait reconnaître certains passages pour éviter les chausse-trapes et autres embûches ; il était de ma responsabilité d'effectuer une reconnaissance rapide des divers points de départ des quelques tribus disséminées autour de notre secteur d'Ecouves. Pour ce faire, je me suis adjoint un étrange personnage, un Géant des Carrières répondant au nom de Brain. Je m'étais dit qu'avec un aussi imposant personnage, je ne serai pas importuné par les Trolls et autres Ogres et qu'en plus, Brain n'étant pas vraiment un coureur des bois, vu son imposante carcasse, je ne me fatiguerais pas trop à le suivre.


Erreur, le Géant des Carrières est pourvu de grandes pattes de granite et il file à des allures pas raisonnables, nos quatorze lieues de reconnaissance se sont transformées en une vraie épreuve physique. Heureusement que Brain s'arrêtait dès qu'il voyait une falaise pour y prélever quelques blocs de grès armoricain, nourriture fine et délicieuse qu'il dévorait avec de grandes et bruyantes délices tout en discourant sur la musique des Hommes alors que je le contredisais en soutenant la primauté de la belle et complexe musique elfique. 

"Ils sont partis pour les Havres depuis des milliers de trédécilunes, mon pauvre Lutin, leur musique n'est qu'évanescence complexe sans émotion..."

Je n'étais pas d'accord, j'avais connu la musique des Elfes dans ma jeunesse car quelques-uns s'étaient réfugiés en Ecouves par peur de la Mer et des voyages oubliés. Mal leur en avait pris, la tristesse les avait saisis et ils avaient fondu en larmes les uns après les autres, chantant le passé dans d’invraisemblables volutes polyphoniques. J'avais assisté à la disparition de la dernière Elfe d'Ecouves et je n'oublierai jamais la beauté du chant de ses larmes absorbées comme à regret par la mousse,  doux et vert linceul témoin de la fin des Premiers Nés.


J'avais passé la soirée avec deux Nains aux sobriquets cocasses : Turlure et Robinet. Ces deux inséparables faisaient maintenant partie de la caste des Nains Brasseurs, confrérie éminemment sympathique. Quand ils étaient jeunes, ces deux amis avaient la charge d'entretenir Ecouves, Turlure s'occupait des couleurs des arbres et Robinet veillait à ce qu'aucun ruisseau ne soit endommagé ou détourné par les Grands ou pire, par ses ennemis les Castors Démons devenus heureusement extrêmement rares suite à leur conflit avec les Changeurs de Peau, des Béornides vivant sur la Lande de Gül qui, voyant leurs marais des Riaux s'amenuiser, avaient lancé une croisade contre les Castors. Ce fut violent, les Changeurs ne font jamais dans le détail... mais ceci est une autre histoire.

En tout cas, depuis qu'ils étaient à la retraite de l'entretien sylvestre, les deux compères toujours actifs s'étaient mis à brasser une bière de lune à robe ambrée qui avait mis à genou plus d'un Troll. Autant dire que j'ai bien dormi cette veille de Grand Dérangement.


Tout le monde était prêt au lever du soleil, les Peuples d'Ecouves des plus lumineux aux plus sombres et inquiétants. Les Humains nous avaient facilité la tâche en nous aménageant trois aires de restauration sur le parcours. Les Géants qu'ils soient de pierre comme Brain ou de bois comme les derniers Ents partirent en premier, portés par leurs interminables jambes. Ils étaient suivis par une foule disparate composée de Lutins, de Trolls, de Changeurs, de Fées, d'un couple de Danseurs-Visages et même  de trois ou quatre Ogres quand même tenus à bonne distance par des Onfs lanceurs de fouines. Chacun sait que les Ogres détestent l'odeur des fouines.

La plupart des Nains étaient partis dans la nuit en empruntant leurs machines qui fument et pétaradent. Turlure, qui sait tout faire, avait cependant pris le temps de me confectionner deux bâtons à la magique légèreté pour m'aider dans mon périple. Grand bien m'en fasse, le chemin allait devoir se mériter.


J'avais eu autrefois la responsabilité de l'éducation des jeunes nains, ce qui m'obligeait à l'époque de mener les transhumances. Le Conseil m'ayant déchargé de ce fardeau depuis déjà trois trédécilunes, je pouvais enfin partir tranquillement. Tranquillement et dernier... 

Dès le début du périple, je m'aperçus que j'avais pour de bon perdu l'Optimum de vue. Pour preuve l'importante déclivité des pentes maintes fois abordées pendant des cycles et qui maintenant devenaient presque verticales. J'en étais à présent bien loin de ce point mouvant qui fuyait ceux qui faiblissaient ou vieillissaient, transformant leur course en escalade. Jamais la transhumance n'avait été si dure. Regardant autour de moi, je m'aperçus que je n'étais pas le seul à souffrir. Tous les Sylvains, quelle que soit leur origine ethnique, ahanaient en grimpant difficilement les fières falaises de Radon puis celles du Vignage. Il ne fallait cependant pas oublier l'Optimum faute de pouvoir encore l'apercevoir.

C'est justement lors de la montée du Vignage qu'un premier drame se noua : les deux derniers Danseurs-Visages d'Ecouves, trop occupés à constamment communiquer en modifiant sans cesse la couleur et la forme de leur face, perdirent tout sens de l'orientation et oublièrent l'Optimum pour se perdre dans les limbes du monde des cendres, un monde sans couleur et sans douleur, un monde où le Temps ne compte plus. On n'entendit pas le moindre appel, juste le souffle brumeux de leur disparition...


Bien concentré sur ma direction, arc-bouté sur mes bâtons, je descendais maintenant vers les étangs de Fontenai. Un autre Lutin nommé Balèze devisait depuis un moment avec moi. Balèze est un des rares Lutins plus âgés que moi, son aspect râblé pouvant laisser supposer qu'il a des ancêtres Nains bien qu'il ne porte pas de barbe. Je lui remémorai la belle histoire des deux jeunes Ents mâles qui, se mirant mutuellement dans une mare, tombèrent amoureux l'un de l'autre, ce qui ne plut pas du tout à leurs familles respectives toutes composées d'Ents mâles, les Ents-femmes ayant quitté les forêts avant même l'arrivée des hommes comme chacun le sait. Ces deux jeunes Ents, derniers nés (il y a fort longtemps pour nous) de prestigieuses lignées, constatant la réprobation unanime de leurs pères et oncles, décidèrent de s'enraciner près de la mare qui avait vu naître leur amour. Ils perdirent ainsi leur identité de Sylvains et devinrent des arbres enlacés dans une tendre et définitive étreinte, rendant ainsi leur amour éternel. Ayant découvert ce qu'ils avaient fait, les autres Ents, saisis par la portée dramatique de leur intolérance, se réunirent tristement autour des deux amants et se mirent à pleurer toute la sève de leur corps, sève qui, aidée par la tristesse des nuages qui avaient tout vu, se mit à emplir les parties basses du terrain, donnant naissance à un étang qui se déversa plus bas, créant un autre étang qui créa lui-même un troisième étang. Comme quoi l'Amour reste l'Amour et quels que soient ceux qui s'aiment, il crée de bien belles choses.


"Je t'ai connu moins romantique et plus acide, me dit Balèze.
- Je vieillis mon ami, je vieillis moi aussi... et plus vite que toi."

Laissant Balèze cheminer à son train de sénateur, je poussai plus loin et plus avant. Durant un bon moment, alors que nous montions vers la Croix Madame, j'aperçus une lumière vive qui gravissait crânement la forte colline. C'était la Fée aux Yeux Verts, une amie qui m'accompagnait souventes fois mais qui ce jour avait préféré voyager avec un Troll. Contrairement à ce que l'on croit trop fréquemment, les Trolls ne sont pas si différents des Lutins mais ils ont cependant les oreilles rondes et décollées. En tout cas, il était hilare le Troll et plutôt fasciné par la Fée dont la lumière lui faisait les mirettes rondes et fixes.

Je connais bien les Fées, leur lumière ferait perdre les sens à un Ogre, même les Géants des Carrières y sont sensibles. Il faut dire que la coruscation de ces êtres magiques se confond parfois avec celle du soleil levant. Ce sont des Circé dont la contemplation a parfois transformé des imprudents en sangliers sans qu'un Odysseus ne vienne les délivrer. Voilà pourquoi les suidés sont si nombreux en Ecouves. Les Fées sont toutefois des êtres positifs d'une puissance insoupçonnée mais nonobstant d'une fragilité de cristal. Elles ne sont plus très nombreuses et disparaissent parfois dans la contemplation de leur propre lumière à l'instar de la Fée aux Yeux Bleus qui s'est il y a peu évanouie de la forêt pour se dissoudre dans les flux lointains d'un autre monde.


La Fée aux Yeux Verts, elle, courait depuis un moment devant moi avec son solide Troll qui agitait ses oreilles en signe de contentement. Le terrain s'élevant de plus en plus, je les rattrapai petit à petit grâce à l'assistance de mes bâtons magiques. Nous approchions du Verdier et de sa Buse où les Humains avaient obligeamment installé une auberge de restauration pour le Peuple des Sylvains. 

La Buse du Verdier n'est pas une buse comme les autres, plus imposante que ses sœurs, elle ne paraît vivante qu'aux peuples anciens, les Hommes n'y voient qu'un oiseau de bois perché sur un moignon de séquoia. Elle s'est posée là il y a fort longtemps lors de temps aussi anciens que troublés ; elle servit à la fois de fanal pour ceux qui se perdaient dans les brumes et de vigie avertissant du danger lors des Guerres Ténébreuses qui virent l'exil de la plupart des Elfes. Son cri ne retentit plus à présent mais elle reste là, toujours attentive à l'Obscur. Puisse-t-elle servir les Humains le jour où, nous, les peuples de la forêt serons définitivement partis.

Durant quinze lieues j'ai couru derrière la Fée et son Troll, les passant même à un moment alors qu'elle perdait un peu d'éclat dans une épuisante escalade.

Deuxième auberge à trente-sept lieues du départ, je décidai de prendre mon temps pour me restaurer. Arrivés juste derrière moi, la Fée et son Troll prirent à peine le temps de boire un jus de salsepareille et s'enfoncèrent vitement dans les bois touffus de la Verrerie. Je ne les revis plus mais je sus qu'ils arrivèrent à destination sans encombre. Qui oserait gêner le passage d'une Fée et d'un Troll ?

Longue longue est la route qui traverse les Ponts Besnard, seul seul est le Lutin qui chemine maintenant constamment à l'aide de ses bâtons. Je pénétrai avec appréhension dans les Bois Sombres entre Besnard et Bouillon, sorte de no man's land où les sanglots des anciens elfes ont durablement imbibé les sols ; les arbres y poussent avec douleur et les voyageurs y sont assaillis par la tristesse. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la mère des Lutins et au destin de ma race. A quoi bon avancer ainsi, pourquoi ne pas rester là comme le font de plus en plus d'Ents s’enracinant, perdant ainsi l'usage du Verbe mais y gagnant la sérénité. Voilà le pouvoir des Bois Sombres. Malheur au voyageur qui cède à leur charme vénéneux.



J'ai dû secouer mes vieux abattis pour évacuer la bruine de tristesse qui collait à moi, le but approchait et d’ailleurs j'aperçus une troisième et dernière auberge tenue par de serviables et souriants Humains. Un pauvre Nain désœuvré était assis là et ne semblait plus vouloir avancer. Il avait fait l’erreur de ne pas suivre ses commensaux qui cheminaient dans leurs machines qui puent. C'était un jeune Nain, je le voyais à sa courte barbe et il avait cru que ses courtes jambes le mèneraient à terme sans encombre. J'étais trop vieux et encore trop couvert de perles de larmes pour le prendre en charge. Heureusement pour lui, Têtu, un jeune Lutin dont la ténacité le disputait à son grand cœur,  le prit en charge et d’encouragements fermes en sollicitations véhémentes, il mena le Nain à son but.


Quant à moi, je n'avais plus qu'à me laisser couler le long des pentes telle la Briante et ses affluents qui irriguent notre bonne forêt. J'approchai du terme de mon voyage avec une appréhension légitime : combien seront présents au terme ? Après les Danseurs-Visages, quelle race de Sylvain disparaîtra lors du prochain dérangement ?

Le terrain d'accueil ne bruissait déjà plus beaucoup lors de mon arrivée. J'appris que, comme je l'avais pressenti, les derniers Ents s'étaient enracinés dans les Bois Sombres pour oublier la douleur de la disparition des Femmes-Ents. J'avais certainement dû passer à côté d'eux sans les voir. C'était triste mais c'était leur choix.

Cependant, il restait des Géants de pierre comme mon bon Brain qui m'accueillit à l'arrivée en riant et postillonnant quelques miettes de grès qu'il mâchonnait en m'attendant. Et puis il y avait Turlure et Robinet qui m'invitèrent à partager leur bonne bière de Nains.

C'était fini, le Grand Dérangement était achevé. Combien seront ceux du Peuple Magique lors de la prochaine transhumance en Ecouves ? Nous disparaissons doucement tels des lambeaux de brume qui s'évanouissent à l'aurore.


Nous finirons un jour par laisser notre forêt aux Grands, Humains ou Onfs qui en prendront soin, c'est sûr. Nous ne serons plus qu'une légende... Ce n'est ni bien ni mal, c'est le Temps qui passe.




La plupart des clichés sont extraits de mon blog photo dans lequel j'essaie de transmettre ce qu'il me reste de magie. N'hésitez pas à le visiter et à le partager.


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