mardi 21 septembre 2010

Konoko


    
   Elle se méfiait toujours un peu de mes réflexes imprévisibles mais finissait quand même par accepter le randori après quelques mimiques exprimant à la fois l’agacement et l’amusement. Elle savait le lien qui nous unissait, jamais exprimé, jamais écrit, jamais effleuré mais toujours présent. Un fil ténu sur lequel nos sentiments réciproques  dansaient en équilibre instable le fantôme d’une pavane faite de mensonges inavoués et de vérités muettes.

    Son regard intense croise fugitivement le mien la seconde précédant le sonore « Hajime ! » qui ouvre les portes du combat et ferme son regard.
A ce moment précis, elle rentre en elle-même et ses yeux n’expriment plus que le vide intense de la concentration.
Le Kumi-Kata  (saisie), pour des judokas expérimentés est fondamental. Avec Konoko, c’est toujours perdu d’avance. Impossible d’imposer ma garde à droite avec le pouce dans le col. Telle une chatte défendant ses petits, elle agite ses mains et tord son cou jusqu’à ce que j’accepte une saisie bancale qui  ferme la porte  à l’Haraï Goshi foudroyant et ô combien brutal que j’inflige généralement aux garçons imprudents ou simplement téméraires.

    Chacun a un « spécial », c'est-à-dire une technique favorite. La mienne c’était Haraï Goshi Maki Komi. Pour faire simple, je fauchais la hanche de mon adversaire pour le faire basculer devant moi puis je lui retombais dessus, généralement sur les côtes.
Ne faisant qu’une soixantaine de kilos, je cassais peu de monde ainsi mais le peu de finesse de mon judo attirait souvent des remarques de mon prof et ami qui me répétait à l’envi :
« Ce n’est pas le Judo que je t’enseigne mais, puisque ça marche … » et il haussait les épaules.
Konoko connaissait tout cela par cœur et sa grande science du Kumi-Kata la mettait à l’abri de la fougue d’un ours coincé dans le corps d’un loup-cervier.

    Premier balayage maladroit de ma part. Le retour de mon pied est précédé par un sifflement puis un petit cri aigu. Le signal : je suis en danger, j’ai un dixième de seconde pour changer ma position. Je plante mon pied profondément dans le tatami. Un claquement. Konoko n’a pas réussi son contre. En échange, j’aurai un bleu à la base de la cheville. J’ai encore un dixième de seconde pour enlever mon pied. Je le fais en profitant indûment de la différence de poids : je fixe mon adversaire d’un coup sec des deux mains et je me dégage.

    Entrée en matière on ne peut plus classique !  La moitié de nos confrontations commençait ainsi. Il faut dire que Konoko m’avait accompagné ou plutôt, c’était moi qui l’avait accompagnée sur les tatamis depuis de nombreuses années.
Cela avait commencé à l’époque où, adolescents incandescents, nous passions le plus clair de nos loisirs à répéter cent, cinq cents, mille fois le même mouvement jusqu’à ce que notre cerveau reptilien l’intègre, jusqu’à ce que notre moelle épinière se mette à penser, jusqu’à ce que les neurones de notre système digestif libèrent l’énergie du Hara.
Ces séances d’Uchi Komi suivies par des séries de Nage Komi lors desquelles nous chutions chacun au moins deux cents fois en quelques minutes nous vidaient l’esprit des miasmes de la vie quotidienne et faisaient couler dans nos corps de coruscants fleuves d’énergie en fusion.
Ces entraînements qui pouvaient durer trois heures se terminaient toujours par des combats d’entraînement, des randoris qui nous laissaient hébétés et légers à la fois. Enfin, pas tous.
Konoko avait une faculté de récupération surprenante. Alors que comme beaucoup, je finissais la soirée dans mon lit, écoutant un vinyle de Pink Floyd pour prolonger l’état quasi-hypnotique dans lequel l’entraînement m’avait plongé ; Konoko sortait en boîte avec sa sœur aînée. La danse était pour elle un besoin et sa fontaine d’énergie s’y déversait telle une cascade de vie.

    Morote ! Le classique des classiques mais à genoux ! J’ai beau ne pas être très grand, lorsqu’un petit bout de femme me rentre une telle prise au ras du sol, cela représente un sacré appel d’air !
Tant bien que mal, je glisse sur le côté droit pour éviter le pion retentissant. Le problème, c’est que Konoko a conservé mon bras et ça, c’est définitif trois fois sur quatre ! Nous sommes au sol, je suis donc en danger malgré les douze kilos de différence. Konoko est la spécialiste du Juji Gatame, une clé de bras en croix redoutable qu’elle sait faire dans n’importe quelle position. Une alarme tonitruante sonne dans mon corps, j’ai deux secondes tout au plus pour me dégager.

    Juji Gatame ! Au club, nous connaissions bien ce spécial de Konoko même si nous avions du mal à l’éviter. En compétition, cela faisait des ravages…
Je me rappelle d’un championnat de ligue lors duquel j’avais échoué une fois de plus au pied du podium à la suite d’une chute mal réceptionnée qui m’avait valu un détour vers l’hôpital.
Arrivé en Judogi dans le couloir des urgences, je vis trois filles dans la même tenue que moi, la ceinture noire passée autour du cou nouée en soutien d’un bras.
Je leur demandai naturellement ce qui leur était arrivé.
C’était Konoko et son foudroyant Juji ! Les trois combattantes avaient commis l’erreur  de résister à la clé plus de deux secondes. La sanction était tombée : une petite luxation du coude pour chacune d’elles. La prochaine fois, elles penseraient à abandonner plus vite.


    Une traction brutale  délivre mon bras  de l’emprise de Konoko mais je ne suis pas complètement hors de danger. Alors que j’essaie de me mettre à genoux, les jambes de ma partenaire enserrent le haut de mon buste. Konoko se rapproche et tente un étranglement de face. Là, elle est un peu présomptueuse. Je suis quasi insensible aux étranglements. Je tends le bras pour couper l’effort de sa prise…C’était un piège ! Son pied passe derrière ma tête, mon bras est tiré en avant : Sankaku Gatame, le triangle infernal. Les cuisses de la guerrière bloquent ma respiration. Je suis comme un nouveau né pris dans un étau. Des muscles longs et durs comme des fibres d’ébène exercent une terrible pression sur ma carotide gauche alors que mon bras en extension gêne considérablement ma respiration, la clé n’est pas loin et je suis à deux doigts de l’immobilisation totale.
Je me maintiens tant bien que mal sur le côté et je m’enfonce en moi-même. J’attends que la pression exercée par les jambes  diminue pour avoir l’opportunité de me dégager. Je commence à ne plus voir qu’un voile rouge mais je grimace cependant un sourire.
Un soupir, Konoko relâche sa prise et se met debout. La couleur violette de ma face grotesquement souriante l’a découragée. Je tousse et me relève.
« Tu n’es pas sérieux me dit-elle, toujours à faire le guignol, ça me déconcentre… »
Elle me touche le bout du nez et me sourit. Puis son regard disparaît à nouveau.

    J’ai eu ma chance. Je n'avais pas loin de dix-huit ans. Je sentais bien qu’un courant passait entre nous lorsque nous rentrions à pied en direction de notre lotissement.
Trop de timidité, trop de proximité, trop de scrupules. J’avais laissé passer le temps et le temps s’était vengé.
Elle l’avait rencontré, Lui. Il dansait merveilleusement et s’était mis au Judo où il excella rapidement.
Nos destinées divergèrent de nombreuses années jusqu’à ce jour où elle me retrouva pour m’inciter à créer un club avec l’aide d’anciens amis. Pascal, un ancien de la bande d’ados furieux qui était maintenant cinquième Dan assurerait les cours.

    Konoko retrousse sa manche droite  avant d’attaquer. Je remarque une fois de plus à quel point elle a maigri. Elle était déjà mince, maintenant elle est carrément maigre. Elle arrive à saisir le haut de mon col. Je sens l’Uchi Mata saignant se profiler à l’horizon…

    Quand je lui demandais si elle n’avait pas un peu maigri, Konoko me disait que c’était à cause de sa conversion à la course à pied.
A cette époque, j’étais devenu un judoka médiocre doublé d’un coureur passable. J’avais créé, avec l’aide d’une association de quartier une petite corrida sympathique et j’incitais tout mon entourage à y participer.
« Je viendrai, je m’entraîne pour ça, me disait-elle.»
Et comme elle ne faisait pas les choses à moitié, elle courait soir et matin comme si quelque chose ou quelqu’un la fuyait, comme si sa vie en dépendait. « Je viendrai, ne t’en fais pas… »

    Je me contracte, je me penche légèrement en avant. Erreur de débutant. Konoko bascule subitement et sa jambe droite fauche l’intérieur de ma cuisse alors que son corps pivote en équilibre sur un pied. Uchi mata ! Je fais un soleil et me retrouve sur le dos dans un concert de cris et de rires. Tout le club s'esclaffe : je me suis encore fait rouler dans la farine. Toutes ces années de Judo et je me fais toujours avoir !
Dès que j’ai repris ma respiration, je me mets à rire. Konoko rit aussi puis son regard se voile.
Le cours se termine, Konoko touche à nouveau le bout de mon nez avant d’aller se rhabiller.

    Deux jours plus tard, j’apprenais que Konoko avait fait le grand saut, nous laissant tous face à un abîme insondable de questions indicibles.
Damien, le seul d’entre nous qui avait fait une carrière internationale de judoka descendit de Paris dès le lendemain et resta pour l’enterrement qui nous vit tous sanglotants et hébétés face à cet événement vide de sens.

Il me fallut des semaines pour comprendre la vérité. Konoko s'était sentie trahie. Depuis des années, elle avait bâti sa vie toute droite, bâti son couple, bâti sa famille, bâti sa maison. Tout cela lui échappait, elle ne trouvait pas d’issue.

    Un été aux sentiments brumeux suivit cet événement. La rentrée du club fut plus que pénible pour les proches de Konoko que nous étions.
Dès que j’ai mis le pied sur ce tatami si froid, si terne, je sus que c’était fini. Je resterai encore quelques années mais quelque chose s’était brisé.


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