vendredi 15 octobre 2010

La Polyphonie Franco-Flamande

La polyphonie franco-flamande
des XVème et XVIème siècles
par le Lutin d'Ecouves, maître de conférence dans sa cuisine
Mise à jour du 18 octobre 2018


Qu’est-ce que la polyphonie ?

A partir du IXème siècle, apparaît une nouvelle façon d’interpréter le chant grégorien (appelé postérieurement plain-chant c’est à dire “chant plat”) : les chantres ajoutent une seconde mélodie à la mélodie originale. Il s’agit au début d’un simple décalage dans le temps ou au niveau de la hauteur.

Le chant, déjà difficile à mémoriser devient encore plus complexe, ce qui amènera les chantres à la notation d’abord sur une ligne puis plus tard sur quatre lignes. Le grégorien, de tradition orale depuis le Vème siècle (un siècle avant Grégoire le grand !) bénéficiera de cette innovation et il continuera de s’écrire sur une portée de quatre lignes alors qu’une cinquième ligne sera ajoutée dans la deuxième partie du moyen-âge.
La seconde ligne mélodique s’affranchira rapidement de la première pour gagner une certaine indépendance : la polyphonie (chant à plusieurs voix) prend son essor.

Au XIIIème siècle, avec l’école de Notre-Dame (de Paris, alors en construction) la polyphonie explose littéralement et les premiers compositeurs connus (Pérotin,Léonin) écrivent des pièces à trois et quatre voix qui conduiront leurs successeurs de l’Ars Nova (XIVème) à une complexité croissante dans la composition de leurs oeuvres (Guillaume de Machaut est le plus prestigieux représentant de cette école). L’Ars Nova débouchera sur un mouvement musical extrêmement complexe qu’on appellera plus tard “Ars Subtilior”, la polyphonie du moyen-âge atteint à ce moment son niveau le plus élevé de sophistication qui devait certainement la mettre hors de portée de bien des esprits contemporains.

Guillaume de Machaut

L’aire franco-flamande

Les anciens Pays-Bas (Luxembourg, Belgique, nord de la France et Pays-Bas actuels) sont, au sortir de la guerre de Cent Ans, une zone financière et commerciale de premier ordre alors que son puissant voisin a fort pâti du conflit qui le laisse exsangue financièrement et intellectuellement.

Un état médian se crée à ce moment en Europe de l’ouest : l’état bourguignon qui, par conquêtes et héritages, s’étendra des Pays-Bas jusqu’en Italie. Entre les mains des ducs de Bourgogne puis des Habsbourg, cette aire géographique sera pour longtemps une zone d’intense circulation économique et intellectuelle.

Les musiciens de l’aire franco-flamande suivront naturellement leurs patrons nobles et ecclésiastiques dans leurs nombreuses pérégrinations à travers l’Europe de l’époque.

Pendant deux siècles, la polyphonie franco-flamande sera la forme musicale dominante de l’Europe de la Renaissance (La Renaissance commence au XVème en art).

 Carte de l'Etat Bourguignon

Les caractéristiques de la polyphonie franco-flamande

Que pouvait-on ajouter à la musique de l’Ars Nova ? Certainement pas une complexité grandissante, l’art polyphonique du moyen-âge ayant atteint un niveau de perfection technique difficile à surpasser.

La caractéristique première de la polyphonie franco-flamande est l’euphonie ou harmonie des sons. Cette musique est imprégnée d’une douceur jusqu’alors inconnue en Europe de l’ouest. La deuxième caractéristique est une virtuosité technique jusqu’à maintenant inégalée (hormis J.S.Bach dont il serait intéressant de faire une étude mettant en lumière ses rapports avec la musique écrite un siècle et demi avant sa naissance). La troisième caractéristique est l’équivalence des voix, ce qui la distingue de la musique du moyen-âge dans laquelle les nouvelles voix se rajoutaient à la mélodie de base appelée teneur (terme qui donna plus tard celui de ténor).



Les musiciens : (certaines œuvres sont données en extraits, Ref est un lien pour l'interprétation)


 Les précurseurs

Véritable figure de proue de la première génération des polyphonistes flamands, Guillaume Dufay (1400-1474) est originaire de Cambrai. Il occupera des fonctions dirigeantes tant d’ordre ecclésiastique que musical dans divers pays (Flandres, Italie,Savoie). Son oeuvre comporte des pièces religieuses comme ce Kyrie de la messe "L'homme armé" :

Dufay produira aussi des chansons françaises parfois encore imprégnées de l’art subtil de la fin du moyen-âge telle cette triple chanson Je vos pri mon tres, trois textes et trois mélodies, technique très courante aux XIVème et XVème siècles) :



Gilles Binchois (1400-1460) né à Mons, se fera connaître pour ses rondeaux, ballades et poèmes. Moins voyageur que Dufay, il sera cependant au service du comte de Suffolk (en tant que soldat!) et du duc de Bourgogne. Il finira prévôt de la collégiale de Soignies.

Binchois : Amours Mercy
(Ref)


Alexander Agricola (1446-1506) né dans les Pays-Bas, développa un style extrêmement riche au caractère parfois imprévisible et souvent novateur. Sa carrière le mènera au service du duc de Bourgogne (et roi de Castille), du roi de France, de Laurent de Médicis, du roi de Naples ou du Duc de Milan .

Agricola : Fortuna Desperata
(Ref)

A écouter ici : https://youtu.be/lDY1DnsSCvY

 
Antoine Busnois (1430-1492) né dans la région picarde, sera au service de Charles le Téméraire avant de finir sa carrière à Bruges. Il est souvent cité au même titre que Binchois à propos de la chanson bourguignonne.

Busnois : Est-il merchy 
(Ref)



Le royaume de France

Jean Ockeghem (1410-1497) est originaire du Hainaut. Après avoir été au service du duc de Bourbon, il sera employé par les rois Charles VII, Louis XI et Charles VIII. Célèbre pour ses messes, il laisse aussi une œuvre profane constituée de chansons. Le canon Deo Gratias enregistré ici est une pièce virtuose à 36 voix qui fait étrangement penser à certaines partitions américaines contemporaines, ce qui n’est que pure coïncidence, mais aussi à certains des derniers canons de Bach, ce qui n’est pas fortuit.

Jean Ockeghem : Deo Gratias


La France, berceau de la polyphonie, avait perdu sa prééminence dans l’art musical au XVème , l’apport des musiciens du nord permettra un renouveau de la musique à travers une nouvelle génération de compositeurs comme Clément Janequin ou Pierre Certon (+1572) auteur de chansons françaises et aussi de pièces religieuses comme cette messe dont la ligne mélodique est inspirée de la chanson “sus le pont d’Avignon”:



L’apogée

C’est avec Josquin Desprez (1440-1521) “Princeps musicae”, né en Picardie, que la polyphonie va atteindre des sommets. Il fut le compositeur le plus connu d’Europe aux alentours de 1500. De Milan à Rome, en passant par la cour de France, il renouvellera et complètera l’art polyphonique franco-flamand pour le porter à des niveaux stratosphériques tel ce “Qui habitat” à 24 voix :



Autre compositeur de la génération “classique” (terme replacé dans son contexte, bien sûr), Jacob Obrecht (1457-1505) est né à Gand . Il fut un spécialiste de la messe : il en a composé une trentaine. Sa carrière se partagera entre les anciens Pays-Bas et Ferrare.

Obrecht : Save Regina à 4
(Ref)



Pierre de la Rue (1460-1518) , compositeur préféré de Marguerite d’Autriche est né à Tournai. Il fut l’auteur de chansons (dont une a pour titre “Autant en emporte le vent”) et de messes dont le contrepoint est employé comme principe fondamental de la forme.

De la Rue : Sanctus à 5
(Ref)


Né à Roulers, Adrian Willaert (1490-1562) se fixera à Venise après des séjours en France, en Hongrie et à Ferrare. Willaert mettra au point le “style vénitien” dans lequel la déclamation homophonique, la restitution affective de certains mots prendront plus d’importance sans toutefois renier une écriture contrapuntique serrée.

Willaert : Ave Maria
(Ref)


L’héritier le plus représentatif de Willaert est sans doute Roland de Lassus (1532-1494), né à Mons. Ce dernier étudiera en Italie dès 1544. Formé au style vénitien, il fera paraître ses premières compositions avec l’annotation : “faictz a la nouvelle composition d’aucuns d’Italie”, ce qui montre bien que le coeur européen de la polyphonie s’est déplacé vers la péninsule italienne. Il fera carrière à la cour de Munich, ce qui ne l’empêcha pas de sillonner l’Europe durant toute sa vie. Le Kyrie enregistré ici est tiré de la messe à 5 voix “Susanne un jour”. Comme de nombreuses messes, celle-ci prend pour thème de base une mélodie populaire à son époque. Ce procédé maintes fois employé finira par être critiqué par la hiérarchie catholique qui ne voyait pas toujours d’un bon oeil l’emploi de chansons parfois lestes comme cantus firmus de messes.



Nous voici en Espagne où Pierre de Manchicourt (Gand 1547, Madrid 1586) terminera sa carrière comme maître de chapelle de Philippe II. Comme le reste de l’Europe, l’Espagne a subi l’influence des grands polyphonistes tout en développant une musique originale encore actuellement peu connue (hormis les travaux de Jordi Savall).

Manchicourt : Laudate Dominum
(Ref)

Les héritiers

L’on a bien compris que l’innovation musicale s’est déplacée vers l’Italie. Le Concile de Trente préconisant une meilleure lisibilité dans la musique liturgique et l’apparition de nouveaux goûts amèneront les nouveaux compositeurs à plus de simplicité dans le contrepoint et à plus de clarté au niveau du mot.
Palestrina (1526-1594) est le parfait exemple du compositeur italien formé à la polyphonie de l’école franco-flamande qui se pliera au nouveau goût en matière d’écriture musicale. Il préparera la voie à d’autres musiciens qui, sur le terreau de la science musicale défunte des maîtres du nord, feront fleurir le nouvel art de la musique baroque.

Palestrina : Agnus Dei
(Ref)



En dehors des livrets de CD de ma collection de disques, j'ai consulté l'ouvrage incontournable sur le sujet : La Polyphonie franco-flamande par Ignace Bossuyt, éditions du Cerf.
En ce qui concerne les disques, Naxos Classical propose dans sa collection "Early Music" de nombreux disques de Polyphonie Franco-Flamande dans des interprétations de qualité pour moins de 10 euros la plupart du temps mais le must du must, ce sont les travaux du Huelgas Ensemble de Paul Van Nevel dont je ne peux que recommander l'incroyable chef d'oeuvre : Utopia Triumphans, hallucinant voyage au pays de l'extrême polyphonie (pièces comptant jusqu'à 40 voix !)

13 commentaires:

  1. C'est très agréable. Très apaisant. Merci de nous les faire partager.

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  2. Sylviepouetpouet5 novembre 2010 à 05:42

    Chouette travail de regroupage ! Merci, j'en découvre beaucoup.

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  3. Envoyez sur cette page par un ami, je me dois d'ajouter à votre liste Nicolas Gombert (1495 1556)dont les compositions méritent vraiment votre attention.
    Un exemple : http://www.youtube.com/watch?v=W7YvZTvaBDs

    Merci beaucoup pour ce billet fort intéressant.

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  4. Very interesting post.
    I invite you to follow my blog at Luís Henriques

    Best wishes,

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  5. comment télécharger les musiques SANS video??? merci d'éclairer ma lanterne.

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    1. Le but n'est pas de télécharger les musiques qui, d'ailleurs ne sont que des extraits...Par contre, quand on clique sur (ref), on a les références de chaque enregistrement téléchargeable légalement ou achetable sous forme de CD

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  6. Génial! que de passion dans vos présentations ! Merci

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  7. Très intéressant! Bon résumé de la polyphonie franco-flamande.
    Félicitations!
    Merci beaucoup!

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  8. en quelle année la musique a étais crée???

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  9. Merci pour votre réponse sur Youtube à propos de la référence de l'Ave Maria de Willaert. La pochette de Naxos ne donne pas plus d'indications, je vais chercher. Bravo pour votre blog. Comme le fait remarquer un commentaire, Nicolas Gombert aurait bien sa place ici : https://plus.google.com/u/0/108106662688259504440/posts/QdLtWoqQ2vn?pid=6121650450910552002&oid=108106662688259504440

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