1966
J'ai dix ans, l'âge où les garçons n'ont pas encore atteint la maturité des filles. Nous venons d'emménager dans l'Est depuis peu. Le pays est un vaste chantier et j'habite une cité en perpétuelle construction juchée sur les collines entourant la ville. Face à nos fenêtres, des champs et au loin, des bois, d'autres champs et d'autres cités aux tours blanches.
Nous passons nos journées à jouer dehors et, bien souvent, la communication avec nos mères se fait face à l'immeuble.
"Maman, mon goûter !
- Attrape !"
Un monde aux fenêtres ouvertes, bruissant d'enfants qui jouent sans cesse autour des bâtiments, s'interpellant, se poursuivant, se battant parfois. Une époque aux conventions et à la morale si rigides qu'elle accorde paradoxalement un incroyable espace de liberté à l'enfance qui évolue hors du monde des adultes. Ils s'occupent peu de ce que nous pensons et cette communication minimale fait notre affaire, nous poussons par nous-mêmes, loin de leurs sphères apparemment inaccessibles.
Immature, je l'ai toujours été. Je suis le petit de la maison. Ma grande sœur va au lycée et habite avec nous alors que mon frère vit à sept cents kilomètres de là, débutant sa carrière d'ajusteur-outilleur dans notre si lointaine Normandie.
Un été de fournaise ponctué de violentes explosions orageuses se termine. Les Francs-Comtois sont accoutumés à ce climat semi-continental et attendent sans crainte l'hiver de glace qui doit suivre immanquablement. Nous sommes en septembre, une période de transition où nos jeux d'été persistent dans la douceur. Le vent du nord ne nous arrêtera pas mais nous transformera bientôt en Bibendums maladroits chaussés de brodequins et engoncés dans nos anoraks enfilés parfois sur deux épaisseurs de laine.
Un été de fournaise ponctué de violentes explosions orageuses se termine. Les Francs-Comtois sont accoutumés à ce climat semi-continental et attendent sans crainte l'hiver de glace qui doit suivre immanquablement. Nous sommes en septembre, une période de transition où nos jeux d'été persistent dans la douceur. Le vent du nord ne nous arrêtera pas mais nous transformera bientôt en Bibendums maladroits chaussés de brodequins et engoncés dans nos anoraks enfilés parfois sur deux épaisseurs de laine.
A ma grande joie, mon frère, en attente d'un emploi en Normandie, est venu passer quelques mois avec nous.
Quand vous êtes un petit dernier comme moi, un grand frère de dix-huit ans, c'est comme un super-héros, un chevalier invincible mais aussi un modèle accessible, contrairement aux pères de cette époque, lointains souverains inatteignables.
Et grand frère, il l'a été de toutes les manières, osant faire ce que je n'oserai jamais faire. Bagarreur, aventureux, intrépide et acrobate, il était Zorro et Ivanhoé à la fois, capable de se battre de la main gauche en tenant sa petite sœur de la main droite comme on me l'a si souvent raconté. Grand faiseur de bêtises qui lui valurent des exclusions scolaires mais aussi cœur d'or qui consacra une part de sa première paie à m'offrir un coûteux circuit "24" avec sa Ferrari rouge et sa BRM verte.
Sa prestance d'excellent cavalier et ses yeux verts faisaient de lui un bourreau des cœurs et, dans mon esprit de petit garçon, il brillait de tous les feux de la masculinité.
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Mon cartable jeté dans un coin, je m'apprête à engloutir mon habituel et pantagruélique goûter quand mon frère m'attire dans la chambre que nous partageons depuis quelques temps.
Eblouissement ! Je n'ai jamais vu pareille merveille. Durant la journée, aussi adroit que je suis gauche, il m'a confectionné deux équipements complets de chevalier en carton et lanières, pourvus d'armes en lattes de plastique. Depuis quelques jours, il récupérait du matériel avec la complicité de mes parents et la journée d'école lui avait suffi à assembler puis peindre l'ensemble. Cela brille de mille feux et sent fort la laque. Je ne sais que choisir, le chevalier à l'emblème du dragon rouge ou celui à l'aigle blanc. Les yeux écarquillés de fierté, je choisis enfin ce dernier et me précipite dehors, à l'assaut de mes camarades de jeu. Mon frère se met à la fenêtre de l'appartement pour assister à la suite des événements.
Chacun s'équipe d'une épée de bois ou d'une simple trique et le tournoi commence. Je frappe avec tant de joie et de conviction qu'un des garçons présents s'écrie soudain : "Mais c'est Richard Cœur de Lion !"
Mes armes en plastique n'ont pas résisté bien longtemps et mon frère m'a bien vite confectionné une épée en bois plus pérenne. Quant au harnois en carton, il n'a pas vu les premières neiges de novembre mais il a rempli son office : pour un instant, pour une vie, j'étais devenu chevalier et j'avais brillé devant mon grand frère aux yeux verts.
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2012
Ce lundi, je retrouve mon grand frère une dernière fois.
Une pauvre cérémonie dans une église glaciale, celui qui m'avait fait chevalier méritait mieux.
Si je tremble légèrement, ce n'est pas de froid. Il me reste encore un peu de cette chaleur de mes dix ans.
1956
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