vendredi 4 octobre 2019

100 km de Millau 2019

Gynécoach, le retour


Voilà, c'est un constat basé sur de nombreuses années de pratique de la course à pied dont un certain nombre avec la double casquette de sportif et d'entraîneur bénévole : les filles sont plus faciles à entraîner.

Entraîner des mecs, c'est souvent se heurter à un des principaux défauts masculins, en l'occurrence la surestimation de soi. Les gars, ils ont tout connu, tout avalé avant de commencer. Par contraste, dès qu'ils commencent à douter face aux premières difficultés, ils cassent rapidement contrairement aux femmes qui ne sont pas plus fortes ni plus endurantes mais habituées à se battre contre le manque de confiance en elles que la société patriarcale leur instille depuis l'enfance. Entraîner des femmes revient donc essentiellement à les convaincre de ce qu'elles valent. Et elles valent souvent beaucoup plus qu'elles ne l'imaginent.

Ce récit est dédié à Kathrine Switzer, la première femme à avoir osé braver l'interdit de courir avec un dossard le marathon en 1972 à Boston, terminant l'épreuve en 4h20 min non sans avoir affronté l'hostilité de quelques primates mal dégrossis.

Photo Boston Globe


Les 100 km de Millau de 2014 furent un de mes meilleurs souvenirs de course et je voulais revivre l'épreuve mais sous un angle différent. Je m'étais donné trois objectifs : 
  • Finir autrement qu'à l'état liquide histoire de ne pas rentrer chez moi en rampant la bave aux lèvres.
  • Courir le plus possible ; en 2014, j'avais dû marcher 10 km en tout à cause de la fatigue mais surtout à cause des 1400 m de dénivelé positif de la course.
  • Terminer en 13 à 15 heures de manière à ce qu'à mon retour en Ecouves, on ne me jette pas des pierres en me couvrant de lazzis et autres quolibets.
Cathy, Katia, Germaine, Carole, Françoise, Sandrine, Stéphanie, Patricia n'étant pas là, j'allais pouvoir gérer ma course comme je l'entendais et pourquoi pas me vautrer sans retenue vu que seule ma chère épouse m’accompagnait à Millau mais avec un challenge tout autre : faire le marathon entièrement en marche nordique.

Oui, mais c'était sans compter sur une nouvelle Sandrine... Dans les années 80-90, j'avais deux à trois Sandrine par classe, avec les Christelle, les Nathalie et les Stéphanie, ça faisait l'essentiel de l'effectif féminin de mes cours moyens ou élémentaires.

Josette, le Lutin, Sandrine

Sandrine avait échoué au 42ème km en 2018 lors de sa première tentative pour boucler ce 100 km, totalement bouffée par les crampes, rincée par ce que j'avais analysé comme étant des erreurs : vitesse trop importante au départ, entraînements trop longs avec trop peu de "qualité".

Quand elle est venue me trouver pour me demander de l'entraîner, je me suis dit qu'en tant qu'adepte de la capoeira et du saut à l'élastique, elle ne risquait pas grand chose à fréquenter pour un temps un lutin vieillissant qui ressemblait de plus en plus à Yoda et qui lui disait en prenant son air mystérieux :


Neuf semaines d'entraînement plus tard, nous nous présentons sur la ligne de départ du plus beau 100 km sur route de France. Je suis confiant, tous les voyants sont au vert, Sandrine est remontée comme un coucou suisse, je suis en forme bien qu'ayant le double de son âge. Nous allons vivre trois courses en une :

Premier épisode : Un marathon avec Sandrine (Millau-Millau 42 km)


Avenue Jean Jaurès 10 heures, nous laissons Josette démarrer son marathon en marche nordique, elle va profiter comme nous d'une météo idéale et d'une vue magnifique. 

J'ai promis à Sandrine de l'accompagner au moins jusqu'au semi-marathon, mon boulot consistant à l'empêcher de dépasser le 9 km/h. 


Les premiers 20 km d'un cent bornes sont toujours trop faciles, c’est ça le piège, même si ce marathon en aller-retour dans les Gorges du Tarn est loin d'être plat avec ses plus de 450 m de dénivelé. Le paysage est grandiose et le soleil a le bon goût de se voiler.


Demi-tour en passant par le pont du Rozier, j'ai la surprise de rencontrer Stéphane que je connais depuis une course dans la Drôme, il est accompagné de sa fille à vélo. Le retour vers Millau va être en grande partie du taillage de bavettes, d'une part moi et Stéphane qui parlons de boulot et de famille, d'autre part les filles qui parlent de ... euh, je ne sais pas. Peut-être des vieux types sentencieux qui leur font la morale et qui ne valent pas mieux qu'elles.

Photo Gaches

Finalement, je reste avec Sandrine dans cette deuxième partie de marathon pas si facile avec ses ondulations de terrain. Et puis la compagnie est bonne et la vue splendide.


Déjà Millau, en pénétrant dans la ville, Sandrine me montre l'endroit où, bloquée par les crampes, elle chuta l'année précédente. 


La situation actuelle est totalement différente et je suis à la fois content et un peu fier d'avoir contribué à ce marathon couru en 5 heures dans la joie et la fraîcheur. 


Surprise ! Nous rattrapons Jean-Claude que je connais bien pour l'avoir croisé sur diverses épreuves. A 76 ans, Jean-Claude a toujours bon pied, bon œil et va finir son 100 km en moins de 15 heures.

Sandrine prend une pause dans la salle des fêtes alors que je m'hydrate rapidement. Je laisse ma jeune camarade accomplir seule son exploit et repars bien vite pour la fin de la course. Plus que 58 km et 1000 mètres à grimper, une paille !

Intermezzo : Josette termine son marathon

Photo Gaches

Au bout de 6h38min, ma chère épouse termine ses 42km et des grosses brouettes fraîche comme une rose, 65ème sur 102 féminines sans jamais avoir eu besoin de courir.

Deuxième épisode : Le Lutin poutre en montée (Millau-St Affrique 29 km)

Je passe un moment à dix à l'heure pour aborder la première difficulté et j'arrive bientôt au pied de la côte du viaduc. Tout le monde ou presque marche car on passe de 362 m d'altitude à 505 m en 2 km pour arriver au 50ème km au sommet.



Tout le monde marche sauf ce satané Lutin qui trottine à sept à l'heure, ignorant les gens qui se tapotent la tempe de l'index en le regardant. Vertudieu c'est dur mais j'ai dit que je marcherai le moins possible ! 


Salsifis, c'était velu tout d'même ! La descente vers St Georges est un dessert, je n'essaie pas d'imaginer qu'elle sera une purge au retour...

Après St Georges, la grimpette en remet une couche  mais c'est à Ste Rome qu'il va falloir se coltiner la bête : Le fameux col de Tiergues, un kilomètre de montée modérée puis quatre bornes de Golgotha que je décide de monter sans la croix mais avec la manière.


Tudieu que je suis têtu ! Les types que je passe doivent penser que j'ai lâché la rampe. Au bout d'un moment, je me dis bien que je vais arrêter mes calembredaines et quand même faire comme tout le monde...


... mais, enfer et tartiflette, que c'est bon d'avoir mal et que c'est bon de passer tous ces jeunes qui pourraient être mes enfants ! Et puis je m'aperçois que j'arrive au dernier kilomètre du monstre. Tant pis, je bouffe tout ! J'ai toujours été fromage et dessert.


La descente vers St Affrique se fait à bonne allure et je continue de passer du monde. C'est en regardant plus tard mes temps de passage que je me suis aperçu que lors de ces 29 km, j'ai gagné 228 places. Un coureur normal à la sérénité confusément confucéenne blanchi sous le harnois de la sagesse qui vient avec l'âge en compagnie de l'andropause, un coureur, dis-je, normalement constitué des boyaux de la tête vous dirait que ces 228 places c'est du pipi de chat et que ce qui compte c'est le challenge personnel du sportif qui se bat avec lui-même et éventuellement avec ses intestins. Eh bien non, j'ai 63 ans et quand je poutre tout un tas de types bien plus jeunes que moi comme cela, ça me fiche une p***** de pression hydrostatique au niveau des corps caverneux.


St Affrique (le seul religieux qui n'a jamais fait vœu de pauvreté), je reprends mes esprits et je deviens raisonnable : je me change y compris les chaussures et je mange correctement, reprenant deux fois de soupe. Vingt-cinq minutes d'arrêt et tant pis pour toutes les places perdues, je ressors en pleine forme car je sais, comme je l'ai dit à Sandrine, que quand on sort de St Affrique, la course est gagnée.

Super surprise ! Sandrine arrive justement, fraîche comme à l'entraînement avec un grand sourire qui lui barre le visage : elle sait qu'elle va finir. S'il y a un truc qui m'éclate encore plus que de doubler des jeunes, c'est bien de voir réussir les athlètes que j'ai préparés. Je repars donc avec la banane au visage à défaut de l'avoir dans le short...

Troisième épisode : Le grand trip nocturne (St Affrique-Millau 29 km)


Pas question de marcher après ce que j'ai fait à l'aller, je démarre sec sur la côte du retour en direction de Tiergues. Le soleil bien vite se recule et je rentre dans ma bulle au crépuscule de peur que l'on m'ennuie...

Au rythme auquel j'avance, je suis souvent seul et dans cette nuit sans lune, je me mets à voyager comme je ne l'avais plus fait depuis mes vacances au Mexique avec Carlos Castaneda dans les années 70.


Blanc, noir, blanc, noir, blanc, noir... je cours au milieu de la route histoire de ne pas finir dans le fossé comme un pochtron. Au bout d'un moment, je m'aperçois que je n'ai plus de jambes, même la petite du milieu a disparu. Pour une fois qu'elle me laisse tranquille, ça repose. 

Tiens, ça descend, ah oui c'est bien. Bonjour monsieur St Rome, merci pour le coca. Ben c'est sympa, y'a des lumières ! Oh, le noir et mes ancêtres lutins qui me parlent, c'est beau, j'ai envie de me mettre tout nu mais je n'ai plus de corps. Monsieur St Georges veut que je boive quand même de l'eau mais je n'ai plus de bouche, je bois quand même car c'est mon karma. C'est chouette !

Ça grimpe, ça grimpe, c'est rigolo ! Que font ces défunts qui marchent sur le bas-côté ? Oh le viaduc il est beau, toutes ces lumières !


Hou, ça descend ! Tiens, on m'a rendu mon corps, tiens j'ai des jambes mais celle du milieu est encore indiscernable. Ah oui de l'eau c'est bien ! Y'a des gens, des voitures, ça brille, où sont passés mes ancêtres ?


Des types avec des gilets fluo me font des signes, ce sont des anges. On est tous morts, on est tous contents !


Le Paradis des coureurs, une piste sans fin... euh ben non après tout, je crois que c'est le Parc de la Victoire de Millau. Mon épouse est là et m'encourage, je pique un sprint sur les derniers 50 mètres et arrive dans la salle des fêtes comme un illuminé. Quel trip !

Photo Gaches

Là, je prends conscience que j'ai un corps mais je suis encore en état de fonctionner. Aurélien, le compagnon de Sandrine vient m'informer qu'elle n'est plus très loin. Effectivement, 40 min après moi, elle déboule heureuse et en pleine forme. La première chose qu'elle me dit c'est : "Tu as pris ta douche ?" Je lui réponds par la négative, alors elle me prend dans ses bras et m'étreint longuement. Elle est visqueuse de transpiration mais elle a l'odeur de la victoire. 


Tous les voyants sont au vert, nous partageons la bière tant attendue puis nous allons nous coucher. Pour moi et Josette, c'est un kilomètre à pied en montée jusqu'au gîte histoire de récupérer un peu des quilles sans avoir les boules.


Epilogue

Le lendemain, en attendant l'apéro pinard-rillettes avec Sandrine et Aurélien, je randonne une dernière fois avec ma chère épouse. Il fait 29 degrés et j'ai quand même un peu de mal à avancer contrairement à Josette. Ces 100 km m'ont bien calmé et le Rasteau de ce soir va me finir. Je m'arrête un moment au bord de l'eau et, dans ce calme propice à la réflexion, je mesure à nouveau la chance que j'ai d'être là.



1 commentaire:

  1. Superbe récit, à la hauteur de cette course visiblement. Impressionnant ta capacité à te transcender, bravo monsieur Thierry

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