vendredi 1 octobre 2010

La Dernière Elfe d'Ecouves




Depuis des années, nous arpentions notre forêt bien-aimée, oubliant nos joies, nos peines et notre condition de mortels. Ignorant la douleur, ivres de nature sylvestre, nous courions comme si le temps n’avait prise ni sur nos corps, ni sur nos âmes ; comme si les arbres nous préservaient de la progression inéluctable de la faux et du sablier.
Pourtant, les années passant, nous devenions moins beaux, moins agiles mais toujours aussi fous.

Pour elle, tout était différent ; son pas léger ne laissait pas de trace dans la boue que nous remuions pourtant comme des sangliers maladroits. Même la neige, si précieuse et si rare en nos contrées oubliait tout souvenir de son passage. Le temps, lui-même, ne savait rien d’elle et sa noirceur ne semblait pas l’atteindre. Elle demeurait gracile et puissante comme aux premiers jours du monde qui l’avaient vu naître. Nous avions parfois l’impression qu’elle avait précédé la forêt et que c’était elle qui avait appris aux arbres à nous tolérer. 


Elle courait, elle courait et nous suivions tant bien que mal son pas qui caressait l’humus. Elle courait et nous souffrions parfois mille morts pour embrasser sa trace. Elle courait et parfois se retournait pour nous offrir un doux sourire soulignant son regard de brume. Un petit mot de sa voix d’automne, et nous repartions guéris et joyeux, étonnés de sentir autant de douceur maternelle émaner de ce corps d’enfant.
Tant d’années avaient passé, tant d’années qui avaient vu les siens rejoindre un à un les Havres Gris. Fascinés par l’appel de la mer, ils étaient partis sans un regard, sans un regret ; le cœur sec et l’esprit déjà au-delà des blanches falaises.  Elle n’avait pu ou su les suivre…
Pourtant, elle n’était pas seule. Notre fraternité, constituée au fil du temps, avait habillé sa vie de bruit et de chaleur. En échange, elle nous avait donné une parcelle de grâce et une insolente santé. 


Malheureusement, le gris de ce monde de pierre et de fer  ne pouvait manquer de nous envahir un jour ou l’autre, nous rappelant durement à notre condition. L’ombre s’étendait sur nous et nos bonds auraient dû être plus courts, nos cris plus ternes et notre course moins rapide. Et pourtant…
Pourtant, nous continuions  comme si de rien n’était. A chaque fois que l’un de nous perdait l’équilibre, elle était là pour le soutenir. A chaque fois que l’un de nous désespérait, elle était là pour dissiper ses nuages intimes. Nous comprîmes trop tardivement que cette empathie l’emplissait de nos douleurs.  Le malheur s’éloignait de  nous mais son regard se voilait progressivement. Souvent, nous crûmes voir des larmes tenter de franchir son regard. Cependant, nous le savions, les elfes ne pleurent pas et jusqu’ici nous ignorions pourquoi.


C’était un matin d’automne, la brume avait envahi la forêt, transformant notre course en un long rêve cotonneux. Nous sentions plus intensément le regard des arbres suivre avec inquiétude notre fuite sans fin. Nous ne comprenions pas leur message…
J’étais en début de colonne, juste derrière elle. Je m’aperçus soudain que sa foulée devenait irrégulière ; c’était incroyable, elle boitait. Je tentais de la rattraper mais plus je me rapprochais, plus elle s’éloignait. Non, elle ne s’éloignait pas, elle fuyait.
Sa claudication s’accentua, ce qui me permit d’arriver à sa hauteur. Je vis enfin son visage : il était inondé de larmes. Elle pleurait et c’était totalement impossible.
La stupéfaction me fit trébucher. Je roulai au sol et me relevai aussitôt. Elle en profita pour me distancer sans se retourner. Les autres approchaient. Je partis dans une course folle. J’avais pressenti ce qui était en train d’arriver. Il fallait que je la rattrape.


 La brume se faisait plus épaisse et la cachait partiellement. Pourtant, je m’aperçus qu’il se passait quelque chose d’anormal : elle semblait devenir encore plus petite, plus diaphane, presque transparente…
Sa chute se fit sans bruit, comme dans un rêve. Mes cris furent avalés par le brouillard, mes appels au secours furent vains.
Quand mes compagnons arrivèrent à ma hauteur, ils me trouvèrent agenouillé, essayant de la retenir, de l’empêcher de fuir dans le sol. Elle coulait inexorablement entre mes doigts. Maintenant, nous savions pourquoi les elfes ne pleuraient jamais.
Elle n’avait pas seulement pleuré, le barrage s’était rompu, la peine et la douleur avaient tout emporté. Elle avait fondu en larmes.
Les autres firent un cercle autour de moi et nous regardâmes les dernières traces d’humidité disparaître dans le sol coloré par les petites morts de l’automne. Notre cœur était lourd, immense était notre peine mais nos yeux étaient secs.
Elle avait emporté nos sanglots…


Photos prises entre le 2 et le 11 novembre 2008 en forêt d'Ecouves 

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