mercredi 20 octobre 2010

L'Art de la Fugue


Père n’a jamais cru en moi. Il m’a cependant élevé avec tout le soin et la rigueur dont ont bénéficié mes frères et sœurs mais mon esprit indépendant et mon goût pour les contrastes l’ont certainement décontenancé.

Wilhelm, son premier fils a toujours eu sa préférence. Il faut dire que mon aîné avait tous les dons. Que ce soit le clavecin, l’orgue ou le violon, tout ce qu’il touchait chantait avec la voix des anges. Sa technique était diabolique et je me souviens de ces concertos paternels pour trois clavecins pendant lesquels Wilhelm lançait des fusées d’arpèges que je devais rattraper tant bien que mal sous l’œil acéré et pesant de mon père dont la main gauche rythmait implacablement notre duel musical.

Mais voilà, Wilhelm n'a pas pu s'éloigner de l’ombre de notre père et cela l’a brisé. Jamais il n’a trouvé la place qui lui revenait malgré ses multiples talents. Et puis, il y a eu le vin…

Voilà pourquoi, c’est moi Emanuel, le second fils, filleul du fantasque Telemann; c’est moi que mon rival Quantz appelle « le Bizarre» qui suis en train de trier les archives du grand Johann Sebastian Bach.

Ma belle-mère Anna m’avait averti depuis un moment que père allait très mal. Il ne voyait plus depuis un moment et l’hiver dernier, il avait eu la mauvaise idée de confier ses yeux à ce charlatan de Taylor qui a précipité sa déchéance physique en le rendant aveugle.
Déchéance physique seulement, car père a continué à composer jusqu’à la fin, dictant ses partitions à Maman Anna ou au petit Johann Christian qui a maintenant quinze ans. Il est doué le petit frère, Maman Anna m’a implicitement demandé de l’emmener à Berlin pour parfaire son éducation. Je vais sûrement céder à sa demande, Christian est un charmant enfant et ma belle-mère a assez à faire avec mes deux plus jeunes sœurs.

Hier, j’ai relu cette énorme partition dont Père avait commencé la composition il y a dix ans. Lui, qui avait passé sa vie à transmettre son art, était toujours resté discret sur cet opus qu’il reprenait régulièrement. Quatorze fugues et quatre canons, tous basés sur le même thème : 


A partir de cette simple phrase musicale, Père a composé une cathédrale de sons faite de fugues à deux, trois ou quatre voix en augmentation, diminution, en miroir ou à reculons.  L’on ne compose plus ainsi maintenant. Le contrepoint, s’il est toujours présent, a cédé du terrain à l’expressivité. Mon parrain, le grand Telemann l’a bien compris et, malgré son âge avancé, il compose nombre de pièces que bien des jeunes compositeurs doivent lui envier.

L’œuvre de Père est tout autre, datée mais intemporelle. Elle est l’incarnation du contrepoint et en même temps le testament de cette musique qui vit le jour il y a plus de deux siècles chez nos voisins Flamands.

J’ai joué ce matin quelques-unes de ces fugues sur le clavicorde de Père, accompagné au clavecin en jeu de luth par Christian. La grandeur qui émanait de ces pièces finissait par créer une atmosphère étrange et au bout d’un moment, il semblait que nous étions plus de deux dans notre salon. Père m’impressionnera donc toujours…

Ce traité musical composé de fugues, je vais le faire graver, ne serait-ce que pour rendre hommage au grand Johann Sebastian. Mais que mettre sur la page de couverture ? Père n’a même pas précisé quels instruments on doit employer pour jouer cette partition. Deux clavicordes, deux clavecins ou encore deux pianoforte, ces instruments qui sont tellement à la mode dans les salons berlinois et ailleurs ? La plupart des pièces peuvent être jouées à l’orgue à la condition qu’un deuxième musicien intervienne dans certaines fugues. La solution des cordes semble intéressante mais les tessitures requises nécessiteraient qu’un des violonistes prenne de temps en temps un deuxième alto.
Quant à la dernière fugue, la plus énigmatique, j’ai bien essayé de lui trouver une résolution en essayant de la terminer sur le clavecin de Père mais c’était presque injouable. Wilhelm aurait été mieux à même de trouver la sortie de ce labyrinthe mais c’est à moi qu’échoit la lourde responsabilité de mettre un point final à ce qui semble l’Opus Ultimum du grand Johann Sebastian.

Finalement, après bien des réflexions, j’ai pris ma plume et tracé directement sur le manuscrit :


"Über dieser Fuge, wo der Nahme "BACH" im Kontrasubjekt angebracht worden, ist der Verfasser gestorben."
(Sur cette fugue où le nom de BACH est utilisé en contre-sujet, est mort l'auteur.)



Die Kunst der Fuge BWV 1080
Contrapunctus 14 (Fugue inachevée) 

 

 

 

2 commentaires:

  1. Y a-t-il un moyen de trouver les Contrapuntus XIV ?(gratuitement)

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    1. En extrayant le son de la vidéo... mais télécharger gratuitement de la musique c'est à terme tuer la musique. Les artistes ont le droit de gagner de l'argent.

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