dimanche 9 octobre 2011

La Plage III

Bertrand est malheureux. Aline l’a encore rejeté et cette fois-ci, c’est pour un jeune costaud qu’elle l’a quitté.

« Quelle bouse ce type ! Regarde-le avec ses tifs de primo-arrivant, il a l’air fin. Elle a profité de sa désorientation pour lui sauter sur le poireau. La saaaalope ! »

Intelligence ne veut pas dire langage châtié, Bertrand peut-être extrêmement grossier. Il peut tout dire, mais en échange, il peut tout entendre. Et comme cela fait une bonne heure qu’il me gonfle avec sa copine, je ne me gêne pas :

« Mais tu as vu ! Elle doit bien avoir trente ans de moins que toi ! Tu t’es regardé dans la glace ? Tes rapports avec Aline, ça tourne à l’obsession. Tu vois bien qu’elle est malade ! Un telle instabilité, ce n’est pas normal !
    - Ben oui, mais tu verrais la fête quand ça marche ! Avec elle, c’est Luna Park, la Nuit de la Glisse ! Tiens, avant que ça pète, elle m’a fait… »

Au bout d’un moment, je lâche le Bertrand et le plante là. Ça va tourner dans sa tête pendant des heures et il va devenir triste comme la pluie (Tiens, quand a-t-il plu la dernière fois ?).

Il est temps d’aller courir.

******

Comme à l’accoutumée, je me débarrasse de ma tunique et ne garde que le short qui est en-dessous. Couleur de sable, le vêtement semble être absorbé par la dune. Je ne chercherai pas à le retrouver car je sais qu’une autre tunique m’attendra automatiquement dans mon bungalow.

Aujourd’hui, c’est fractionnés sur le sable humide. Des séries d’efforts violents qui vous laissent suffocant, vous mettant au bord de l’hébétude propice à la relaxation. J’en ai besoin car en moi séjourne une colère sans objet.

Une fois mes exercices terminés, je me baigne sans trop m’éloigner, l’océan m’intriguant de plus en plus depuis notre récent périple nocturne.
Un groupe de résidents est assis non loin en position du lotus et je les contemple  d’un air amusé pendant que les vagues emmènent les derniers miasmes de mon courroux à marée basse.

Même si je ne suis pas là depuis très longtemps (des mois ou quelques années ?), je suis familier de ces mystiques qui communient des heures avec la nature, face à l’océan et le cul plein de sable. En effet, ces rêveurs méditent généralement nus pour ressentir plus intensément les forces telluriques qui semblent s’adresser à eux par le fondement.

D’habitude, les rêveurs sont seuls ou en couple (ce qui se termine généralement par un coït en hommage à Mère Nature) mais depuis quelques temps, j’aperçois un groupe de plus en plus important en train d’effectuer le salut à l’Astre du jour.

Remontant vers les bungalows, je passe près du groupe (ils sont bien une vingtaine) et je m’aperçois qu’un seul d’entre eux parle. C’est un grand type à moustache. Plutôt blond, il a l’air rassurant, comme un vieux vêtement confortable peu seyant mais si facile à porter. Il parle doucement à ses compagnons tout en me suivant du coin de l’œil.

Passons discrètement. Le type n’a pas l’air d’apprécier ma présence. Je parcours quelques dizaines de mètres et me mets à l’abri d’un creux de dune pour observer le groupe.

Après avoir effectué une sorte de gymnastique à la lenteur exaspérante, je les vois s’égailler sur l’estran à la recherche des petits galets colorés que la mer y drosse à chaque marée. Ils sont bien jolis ces galets unis ou veinés, transparents ou opaques ; chacun en a une collection dans son bungalow car ils sont les seules touches multicolores dans ce monde sable et vert.

Bizarre… le groupe se reforme et, à l’imitation de leur leader, les mystiques se frottent le corps avec les petits cailloux. Il faut que j’en parle à Bertrand.

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« Nous v’là bien ! Quand je pense qu’au début, je déplorais le fait que tout le monde vivait en ignorant autrui et autre cochon…
Bertrand est adepte du jeu de mot nul.
    - … et nous voilà avec des illuminés ! Ça leur suffisait pas de communier avec la Nature l’air crétin ; il leur faut un gourou à ces troués du cigare ? Le moustachu, je vois qui c’est. Il fait des signes cabalistiques quand il croise des natifs Monsieur fait son intéressant.
    - Oui, ben moi, je me méfierais. Il est bizarre.
    - T’en fais pas Zatopek (il m’appelle comme ça depuis un moment et il ne sait même pas pourquoi), je me méfie mais je vais enquêter. Toujours de la cervelle le vieux, c’est pas comme les autres méduses !
    - Moi, c’est la course, toi c’est chercher et comprendre, lui c’est son truc avec la Nature et les galets. Chacun cherche son chemin.
    - Ouais, sauf que lui, il peut être dangereux. Je veux me faire une idée, je vais aller à sa sauterie sur la plage demain. Je verrai bien à quoi elles servent ses caillasses.
    - Ben fais attention, le gourou à moustache ne me dit rien qui vaille.
    - Tu m’as bien regardé,  c’est moi le Bertrand ! » Il sourit.

Au moins, il ne pense pas à Aline et quand il ne mouronne pas, il est plutôt agréable.

******

Comme le baiser d’une méduse, quelque chose se plaque sur mon visage et essaie de s’insérer à l’intérieur de ma bouche et de mes narines. Pas une méduse mais un vulgaire sac plastique. J’étouffe et plus je cherche mon souffle, plus le sac s’insinue en moi… C’est pire que d’habitude. Vais-je un jour m’éveiller autrement ?

Sans même m’habiller, je vais courir une heure sur la plage avant d’aller prendre mon petit déjeuner.

Les illuminés sont déjà là, à effectuer leur karaté mou. On croirait un film au ralenti. En passant près d’eux, je peux voir à leur air pénétré qu’ils trouvent ça beau et qu’ils sont fiers de ce qu’il font. J’aperçois Bertrand au milieu du groupe. Il fait comme s’il ne m’avait pas vu. Je passe vite, suivi du regard en coin du moustachu.

******

Sa course perpendiculaire à la plage s’achève bientôt, le soleil nous offre une fois de plus un orgasme rose-orangé dont je n’arrive toujours pas à me lasser malgré la banalité kitsch de la scène.

Bertrand, je ne l’ai pas revu de la journée et je commence à m’en inquiéter quand j’aperçois sa silhouette descendre la dune en se dandinant. Il s’approche et, malgré la pénombre, je peux voir ses petits yeux briller au milieu de sa face tuméfiée. Il est hilare.

De surprise, je me  lève et vais vers lui.

« Mais… qu’est-ce qu’il t’arrive ?
    - Je me maaaarre ! T’aurais vu la crise !
    - Mais, qui t’a fait ça ?
    - T’en fais pas Zatopek, je te raconte… »

Et voilà mon Bertrand qui se met à m’expliquer les délires des mystiques. Après avoir fait leur gym d’arthritiques, les adeptes se sont mis à cueillir des cailloux puis tout le monde s’est assis pour écouter la conférence du maître qui leur a décrit les bienfaits de la lithothérapie, expliquant ce que chaque galet  soignait et comment on procédait pour profiter du rayonnement « tellurique » de chaque minéral. Joignant le geste à la parole, notre moustachu passait lui-même quelques-uns de ses cailloux sur le corps nu de certaines jolies adeptes.

« Un truc est sûr, c’est que cela dois guérir les troubles érectiles, ses caillasses, car le monsieur était en forme et ça n’avait l’air de gêner personne ! » Bertrand adore ce genre de détail.

A la fin de la séance, le gourou a demandé s’il y avait des questions…

« C’est certainement là que j’ai merdé car je lui ai dit que je m’étais mis un caillou dans le cul et que ça ne m’avait fait ni chaud ni froid. Ensuite, j’ai commencé à le traiter de mal ventilé des boyaux de la tête et j’ai expliqué aux adeptes que les pierres en question, qu’ils les avalent ou qu’ils s’en fourrent le fion, c’est pas ça qui allait les guérir de leur connerie.
    - Ben, tu étais en forme !
   - Pour sûr ! Et heureusement car, sur un signe du prophète à la mords-moi, deux grands types me sont tombés dessus et m’ont entraîné derrière la dune. J’en ai pris plein la figure mais j’ai réussi à me tirer en écrasant les grelots d'un des mastards. Pas pourri le vieux ! »

Mon sang ne fait qu’un tour, c’est dans ces moments là que je réalise que j’ai dû être quelqu’un de dangereux.

« Mais il faut le choper ce type et lui faire payer ça !
    - T’inquiète ! Le gars, je l’ai gardé à l’œil toute la journée et je l’ai suivi de loin jusque chez lui. Des natifs n’ont pas tardé à lui rendre visite et il n’est pas ressorti à l’heure qu’il est. J’arrive juste de son bungalow et je me suis dit que je te trouverai là. Et je ne voulais pas que tu te fasses du souci, mon poulet…
    - Pour une fois que j’étais au calme…

******

Le type, je l’ai revu quelques jours plus tard au kiosque ; il prenait son petit déjeuner. J’ai failli ne pas le reconnaître sans ses cheveux ni sa moustache. Ça m’a fait un choc car j’ai réalisé qu’on pouvait être plusieurs fois primo-arrivant. Et si cela m’était déjà arrivé ?

Le gars était absorbé dans la contemplation de son chocolat au lait avec l’air abruti de tout bon primo. Il ne voyait ni ne comprenait pas grand-chose.

Et pourtant, quand je me suis levé pour aller courir, il m’a regardé du coin de l’œil.



I   II


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