La Vie vous prend, vous secoue, vous éparpille. Personne n'est coupable, personne n'est responsable. Du moins, pas plus que ce morceau de bois emporté par le fort courant du Rhône.
Je le regarde s'enfuir, victime des éléments, puis je remonte sur mon vélo de jeune fille comme l'appelle ma mère. J'ai hérité de la bicyclette de ma grande sœur et cette machine est pour moi une bénédiction qui me permet de grimper jusqu’aux Baux déserts en cette période hivernale. Là, je suis seigneur de la forteresse ou évêque des blanches cathédrales laissées par l'exploitation de la bauxite.
A d'autres moments, je m'échappe vers le Pont du Gard tout aussi désert où je peux courir à loisir sur le sommet de l'aqueduc et même faire l'équilibriste aux endroits où manquent les dernières dalles. Ici, pas d'interdit, pas de gardien, pas de barrière.
Quand je n'ai pas le temps et quand le vent n'est pas trop fort, je fais un tour dans la plaine, constellation d'arbres fruitiers emplie de l'odeur entêtante émise par l'usine de cellulose.
Issu d'une contrée aux modestes collines, je suis subjugué par la beauté de la région. Ses paysages somptueux et son climat généreux ont rendu les habitants fiers de leur pays et je les comprends. Mais la beauté et la fierté ont leur revers et j'en ai subi les conséquences dès mon arrivée au collège. J'ai immédiatement connu le racisme, le vrai, moi qui ne savais pas ce que c'était. Je parlais pointu et cela suffisait pour qu'on me rejette, "Parisien" étant la pire des insultes dans le langage pourtant fort fleuri des adolescents de ma classe.
Voilà pourquoi ma seule amie, c'était cette bicyclette de fille qui me procurait ce qui pouvait le plus se rapprocher d'un éventuel sentiment de bonheur : l'impression de liberté.
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Je passe près de cette forteresse aux allures de Bastille puis j'oblique à droite pour rejoindre la cité où j'habite.
Je me souviendrai toujours de notre arrivée un jour de juillet. La ville était petite mais nous nous étions cependant égarés. Les meubles étaient arrivés avant nous et nous cherchions notre appartement. Las de tourner en rond, nous avions demandé notre chemin à un homme assez âgé qui nous avait répondu avec un tel accent que personne n'y avait compris quoi que ce soit. Nous l'avions cependant remercié civilement, craignant le froisser en le faisant répéter.
Finalement, nous avions trouvé la cité nous-mêmes et garé la Simca le long de notre immeuble. Drôle de pays où les gens ferment les volets en plein après-midi... Nous comprîmes plus tard la signification du mot cagnard.
Papa est couché comme d’habitude. L'hôpital de Marseille lui a accordé une permission pour les fêtes. Je ne sais pas s'il sera là pour mon quatorzième anniversaire dans deux semaines mais cela ne me peine pas, j'ai l'habitude.
Je file dans ma chambre où m'attendent mes bandes dessinées et mon Teppaz. Je ne possède pas encore de disque en propre mais j'ai trouvé quelques enregistrements monos de la Guilde Internationale du Disque jamais écoutés par mes parents : Shéhérazade de Rimsky, Casse-Noisette de Tchaïkovski et surtout les suites 2 et 3 de Bach par l'orchestre de la radio de Francfort. Empesée, trop lente mais pourtant si belle, cette musique est pour moi une révélation. C'est un fragment d'avenir.
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Le repas de Noël est fort simple. A table, Papa qui souffre constamment agresse tout le monde. Comment lui en vouloir ? Deux fois par jour, c'est le drame. Maman fait ce qu'elle peut mais souvent elle craque et se rebelle. Comment ne pas la comprendre ? J'apprends à manger vite et en silence.
La soirée se termine par une scène pénible entre mes parents. Je vais me coucher.
Mon frère, marié depuis six mois, n'est plus ici depuis longtemps et j'ai enfin une chambre à moi tout seul.
Je m'assois sur mon lit et je verse quelques larmes vite étouffées. Exprimer ma peine me déchire littéralement et je lutte inconsciemment mais fermement contre l'éparpillement.
Des stratégies de résistance, j'en ai plusieurs, comme cette étrange habitude de dérouler des dizaines de mètres de fil à bâtir dans ma chambre, la transformant en réseau arachnéen. Durant vingt-quatre heures, personne ne peut pénétrer dans mon antre que j'arpente en rampant. J'attends, j'attends que la solitude se prenne dans mes rets ; alors, je démonte soigneusement ma toile.
Quand vous souffrez, votre univers se rétracte et ne croise plus celui des autres, l'échange est caduc. Vous devenez une bulle sombre en attendant que ça aille mieux. C'est certainement l'instinct de survie...
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Mon cadeau de Noël, je ne sais plus vraiment. C'est peut-être cette minuscule radio rouge aux coins arrondis. Je la presse contre mon oreille en changeant régulièrement de station. Courtes, moyennes, longues, j'ai l'impression de voyager sur les ondes. Encore un monde qui m'appartient.
C'est comme cette musique de Bach que je suis le seul ici à écouter ; elle est devenue mienne. Elle me donne l'illusion que l'Univers a un sens.
La musique de Bach, c'est l'homme qui s'adresse à Dieu.
RépondreSupprimerLa musique de Mozart, c'est Dieu qui s'adresse à l'homme.
Mais je sais plus qui a dit ça...