mercredi 29 septembre 2010

Rédemption



Elle avait des yeux qui venaient d’on ne sait où. Verts comme ça, personne n’en avait vu dans la famille. Ils pétillaient constamment et ce regard d’elfe désarmait la grosse brute que je suis. Depuis le début, sa nature vif-argent la poussait à commettre de multiples imprudences, impertinences et pitreries qui faisaient d’elle le farfadet de la famille.

Le ciel est chargé d’énormes nimbostratus qui transforment  cette fin d’après-midi en un long et lancinant crépuscule hivernal ; l’autoroute plonge vers Paris comme s’il se jetait dans la gueule béante d’un enfer froid.
J’ai quitté depuis peu un bocage encore dominé par la resplendissante modestie d’un vert prairie constellé des premières incrustations de l’automne naissant et me voilà glissant à grande vitesse dans les entrailles tapissées  de panneaux publicitaires d’un monstre qui, telle une étoile à neutrons, aspire un à un les meilleurs d’entre nous. Je suis injuste, bien sûr, Paris est d’une beauté sans pareille mais sa gloire et sa morgue m’ont toujours effrayé.
Ma Grande ne voit pas les choses de cette manière, elle va passer quelques jours chez sa Cousine en région parisienne et cela va lui faire le plus grand bien. Je vois presque un sourire s’esquisser sur ses lèvres peintes en noir…

La Petite, cela lui allait bien. Elle a toujours été menue et souple. Petite, pas vraiment, mais quand on vit avec un père de presque deux mètres pour une bonne centaine de kilos, il est difficile d’impressionner par la taille. Autant sa sœur traînait son mètre quatre-vingt-cinq dès l’âge de quinze ans comme un bagnard traîne un boulet, autant la petite usait et abusait de sa taille et de sa vivacité de lynx pour nous étourdir de virevoltes et d’entrechats. La danse, commencée à cinq ans ne put contenir bien longtemps cette acrobate de la vie. La gymnastique combla ses penchants casse-cou et l’escalade sa soif d’absolu. A douze ans, elle avait vaincu chaque piton rocheux de Normandie. De la roche d’Oëtre aux falaises du fleuve Orne, son nom était connu dans tous les clubs d’escalade de la région. Elle était le petit lézard en combinaison verte qui ridiculisait les balourds bariolés qui rampaient péniblement alors qu’elle volait plus qu’elle ne grimpait.
Et moi, je restais là, au pied de la paroi, assurant consciencieusement. J’avais appris les subtilités de ce sport de rêveurs verticaux, non pour le pratiquer moi-même mais pour être là. Pauvre rugbyman perdu au milieu d’artistes de cirque.


Le Plessis-Robinson, je lâche ma Grande chez sa Cousine. Les deux filles s’adorent et pourtant, dix ans les séparent. La Cousine, quand elle ne voyage pas, vit encore chez ses parents dans un tout petit appartement dont les espaces restreints ont éveillé en elle une soif de grands espaces et d’absolu. A bientôt trente ans, elle  parle cinq langues, est la spécialiste mondiale du chamanisme Tadjik  et fait autorité en ce qui concerne l’évolution de l’Islam en Ouzbékistan. Cela ne l’empêche pas d’être un être chaleureux et attentif aux autres. Sa collection de diplômes ne lui a pas fait oublier qu’elle est la fille d’un ouvrier de chez Citroën.
Cette chaleur humaine fera du bien à ma grande. Je la serre prudemment contre moi. Elle tremble un peu et se raidit.  Putains de piercings ! J’avais pourtant fait attention !

Introvertie à l’extrême, la Grande avait toujours eu des problèmes avec son corps. On ne vit pas toujours bien le fait d’être en permanence au fond de la classe pour cause de gigantisme enfantin. L’attitude des adultes n’avait fait que renforcer ses complexes : ils oubliaient toujours qu’à l’intérieur de son grand corps, il ne se trouvait rien d’autre qu’une petite fille qui ne pensait qu’à jouer aux poupées. Son mètre soixante-dix à l’entrée en 6ème ne lui avait apporté que des ennuis : les autres enfants la traitaient de grande perche et les adultes ne comprenaient pas qu’elle fut si maladroite et immature alors qu’elle n’était simplement rien d’autre qu’une petite fille de onze ans perdue à l’intérieur d’un corps de femme.
Nous n’avions pas échappé aux séances chez le pédo-psychiatre et les choses s’étaient améliorées petit à petit, en partie grâce à la présence de la Petite qui, dès qu’elle sut marcher, utilisait sa sœur comme mur d’escalade. Il fallait les voir toutes les deux déambuler : le lutin aux yeux verts accroché au géant gauche et souriant…


Putains de piercings ! Elle en a encore posé des nouveaux ! Je repense à tout cela en me dirigeant vers le Quai du Point du Jour à Boulogne, au pied du périphérique. Ce n’est pas très loin du Plessis, et à cette heure la circulation est très fluide. L’on m’a assuré qu’avec mon carton d’invitation, je pourrai me garer sur le parking des VIP.
Je roule maintenant le long de la Seine. A ma droite, essaie de couler ce formidable Titan  qui fut un fleuve, contraint dans ses rives de pierre et de fer tel un golem dont le front s’ornerait à jamais des lettres maudites annonciatrices de sa fin. Les frémissements de ma Grande m’ont à nouveau obscurci l’esprit, mes nuages intimes ne voient pas la vie qui grouille malgré tout le long des rives. Le Titan n’est pas mort.

J’avais été moi-même assez excentrique pour comprendre que la grande pouvait avoir besoin de s’affirmer par sa tenue vestimentaire. Je n’avais pas émis d’objections quand elle avait adopté la mode « Gothique » ni quand elle avait commencé à s’orner que quelques piercings. Tout cela était fort normal et je voyais plutôt d’un bon œil le fait que ma Grande se féminisait en s’ornant de tous ces anneaux et brillants. Elle fréquentait la boutique de piercings et avait été prise en amitié par la patronne, une sorte de guerrière bardée de cuir. Elles avaient dû se reconnaître… La patronne lui avait appris certaines techniques et surtout, avait veillé à ce qu’elle soit vigilante au niveau de l’asepsie.
Tout allait bien jusqu’à ce nous basculions tous dans le gouffre. A partir de ce moment, tout devint incontrôlable, la Grande se mit progressivement à se larder la peau d’un nombre de plus en plus grand de bijoux. A l’instar de Björk dans le clip « Pagan Poetry », elle faisait de son corps une œuvre d’art mortifère, enfouissant sa féminité sous le métal et la douleur.
Quand j’émergeai de mon voyage au cœur de la stupeur, il était trop tard pour réagir. Le psychiatre de ma fille me conseilla de ne rien faire :
« Elle est en période de crise grave, elle marche sur la limite entre la vie et la mort. Ces piercings et cette douleur sont, pour elle, une façon de se sentir vivante. Sans cela, elle aurait basculé. C’est dur pour vous mais patience… Elle s’en sortira, la vie reprendra un jour le dessus. »
Ce ne fut pas le cas pour sa mère…


Effectivement, je suis attendu. Et plutôt bien accueilli. Dès que je suis annoncé, c’est Nicolas, l’animateur-producteur de l’émission qui vient me chercher.  Je le connaissais bien pour l’avoir vu débouler à la maison le lendemain du jour où j’avais jeté son assistant. Il n’habitait pas si loin, possédant une résidence secondaire dans le village ultra tendance de La Perrière dans le Perche. Il me tutoyait et je continuais de lui dire « vous », ce qui ne le gênait nullement.
« C’est vraiment super, tu vas voir ! On va faire un carton ! Un truc que les Américains n’ont jamais fait ! Un jour, ce sont eux qui nous achèteront les concepts d’émissions. Et tout ça grâce à toi. Je n’aurai pu rien faire sans ton accord, tu es un type formidable. Dommage que ta femme… Au fait, comment va-t-elle ?
- Bien, elle va bien mais elle est trop fragile pour venir, vous savez.
- Bien sûr, je respecte tout ça. D’ailleurs, l’émission, elle ne peut pas marcher sans le respect des uns envers les autres. C’est ça le concept. Fini les trucs dégueulasses, on va donner dans l’humain et toi, tu es mieux que ça, j’ai appris à te connaître. Ça va être une première dont on se souviendra longtemps. Et en direct ! De la vraie télé. Et ta femme, elle va regarder ?
- Bien sûr… »

Je n’avais pas été à la hauteur mais pouvais-je l’être ? Une automobile conduite par une femme sous cannabis avait suffi pour nous plonger dans un gouffre sans nom. J’ai passé des jours et des nuits comme hébété, un mur de pierre à la place des entrailles d’où s’échappaient de loin en loin de longs hurlements bestiaux que j’allais vomir dans ma cave, loin des sens à vif de ma femme et de ma Grande.
Et pourtant, j’allais remonter la pente. Tout avait changé et je retournai au travail. Ma femme allait mieux et nous étions apparemment un couple. Sauf que… nous n’étions plus rien l’un pour l’autre. La douleur qui séjournait en nous ne pouvait pas se partager, elle nous partageait. Nous avons essayé, nous avons voulu revivre comme avant, ne serais-ce que pour notre fille aînée. Nous avons tenté de nous retrouver, de faire l’amour. Ce fut un fiasco arrosé de larmes. C’est à partir de ce moment que ma femme lâcha prise...


La répétition. Je vis ces heures comme un soir de novembre lorsque le brouillard annihile toute velléité de vie, enveloppant tout d’une graisse blanche impalpable; isolant chacun et phagocytant chaque son. Autour de moi tout s’agite, tout est très professionnel. On ne me demande pas grand-chose comme on ne doit pas lui demander grand-chose à « Elle » dans le studio voisin. Je fais la connaissance d’un tas de monde, des gens apparemment célèbres dont je ne connais pas le visage ni le nom. La chanson, cela n’a jamais été mon fort. Je souris et ça leur plaît. Je passe toujours bien auprès des gens, c’est ce côté « gros ours rassurant ». Au bout d’un moment, je m’aperçois que  je suis au centre du maelström. Tous m’observent, tous me jaugent et je réagis dans leur sens. Décidément, je suis celui qu’il leur faut. J’ai toujours été l’homme qu’il fallait me disait mon épouse…

Je vais la voir chaque jour après le boulot. De toute façon, les visites ne commencent qu’à partir de dix-sept heures. Je suis surpris, les autres patients ne reçoivent pas tant de visites en semaine… L’infirmier de garde, quel qu’il soit, me sourit quand il déverrouille la porte et me désigne le salon de visite dans lequel je pénètre pendant qu’il va chercher ma femme. Peu de temps après, il revient avec elle et nous laisse seuls. S’ensuit un long monologue, car elle a perdu progressivement l’usage de la parole. Ce n’est même pas le Tercian qui la met dans cet état, ce médicament n’est là que pour l’empêcher de souffrir.
« Et la souffrance est mortelle, m’a dit son psychiatre, même sous surveillance certains patients peuvent se tuer, non parce qu’ils veulent se supprimer mais parce qu’ils souffrent trop. Un de mes malades s’est noyé volontairement dans son bol de thé. Tu comprends, on ne peut pas les laisser souffrir ainsi… »
Lui aussi me tutoie, je dois le rassurer. C’est vrai, je ne pose pas de problème, je viens toujours à la même heure pour parler avec elle dans ce petit salon orange si confortable, si calme. Et je suis si seul… car je sais qu’elle n’est plus là. Son esprit est parti définitivement. Mais je viens chaque soir à dix-sept heures, par fidélité.


Voilà, l’émission commence. Des lumières, des couleurs et de la musique. Un énorme panneau fait de centaines de néons de couleur surplombe la scène : REDEMPTION. Tel est le nom quasi religieux du concept. Montrer comment le malheur peut nous grandir et comment le pardon peut rendre sublime tout un chacun.

Le maelström reprend sa ronde infernale mais avec plus de brillance, plus de musique, plus de sentiments. Entre chaque chanson, est raconté mon calvaire, comment une automobiliste inconsciente sous cannabis a tué mon enfant si belle et si talentueuse, comment nous avons tous plongé dans le malheur, comment je suis resté ce roc blessé mais résistant à tous les ouragans…
Les larmes me viennent aux yeux, ce déferlement de sentiments ne peut laisser insensible même si tout est trop…, non pas mièvre mais trop sentimental, trop télévisuel. La glaciation de mes sentiments n’est pas visible, mes larmes ne sont que la respiration de l’iceberg.
Personne ne voit cela, Nicolas l’animateur sait  jouer de l’empathie du public et il fait un triomphe en tombant dans mes bras. Le public est au bord de la crise de nerfs juste au moment de la page de pub…

« Dommage que tu sois venu sans ta famille, mais à toi tout seul, tu vaux cinq personnes; tu sais on pense à toi comme conseiller pour les prochaines émissions, ton calme et ta présence rassureront les futurs participants. On va faire un carton, je te dis !»

Deuxième partie de l’émission : la « Rédemption ». Je connais déjà l’histoire : cette pauvre femme affolée qui s’était rendue quelques heures après son délit de fuite avait écopé d’un travail d’intérêt général à la suite d’un procès rondement mené dans lequel elle ne chercha pas à se disculper.
Son séjour dans un centre pour enfants handicapés en avait fait une sorte de sainte. Elle avait fondé une association d’aide aux victimes de la route qui avait déjà mené quelques actions efficaces envers les pouvoirs publics. Elle avait bien essayé de me contacter au bout d’un certain temps mais je l’avais toujours évitée jusqu’à ce jour. Jusqu’à ce que Nicolas, si humain et si brillant n’entre dans ma vie.

Pour le moment, nous ne sommes pas dans le même studio, Nicolas est avec elle maintenant. « Elle »  est la Rédemption. Je suis sagement le cours de l’émission. Une caméra m’observe et chacune de mes expressions de visage est diffusée en incrustation sur l’image.

L’émission touche à sa fin, chacun sait maintenant ce qu’elle a fait d’admirable, comment elle a quitté son mari fortuné pour se consacrer aux autres, comment elle a donné sa vie pour autrui et comment elle n’attend plus qu’une seule chose : le pardon. Un pardon comme aboutissement, un pardon comme catharsis.

C’est maintenant que commence la partie non répétée de l ‘émission. « Il fallait garder ce moment dans toute sa fraîcheur », avait dit Nicolas.
C’est cet homme brillant à la silhouette élancée qui m’amène cette jeune et séduisante femme en la tenant par la main. Je la vois submergée par l’émotion. Chez elle, le barrage s’est rompu. Moi, je reste humain, chaleureux, puissant et calme, comme on attend que je sois.
Elle est dans mes bras, je la domine de la tête et des épaules. Elle n’a pas encore osé lever la tête. Elle est agitée de sanglots. Le public est totalement silencieux. C’est comme si nous étions seuls.

Elle relève enfin la tête et ses yeux embués croisent les miens. Elle comprend soudain et son regard n’est plus que pure terreur muette.
Un bruit sec, comme une détonation. Ses vertèbres cervicales viennent de céder. Je soutiens presque affectueusement son corps sans vie. Et je pleure...



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