« Tu croyais peut-être que j’allais vous le
livrer en kit, votre équipement ? Faut peut-être s’enlever les doigts du cul de
temps en temps ...
Bertrand fait son chef grognon mais il est ravi de l'aventure. Nous allons l'avoir notre matière première.
- Y'a pas mieux pour stocker ma flotte anti-zombie, on va s'en tailler un gros bout ! »
Violette a peur, c’est la première fois qu’elle sort
de nuit après cinq jours de traitement à l’eau filtrée de Bertrand. Il y a une
différence entre se faire ramasser endormi sur la plage et se faire emmener
tout éveillé par des natifs, ce qui était arrivé au gourou lithothérapeute.
Elle ne veut pas se retrouver demain sans plus de poils sur le corps que de
mémoire.
« Tu peux la comprendre, Bertrand, non ? Lâche-la
un peu !
- Laisse Zat… il a raison, intervient doucement
Violette, il fait tout ça pour nous.
- Non, je ne suis pas d’accord, Aline s’est encore
tirée avec un jeune primo et ça déprime Monsieur et Monsieur se venge sur toi car avec moi, il
aurait droit au retour de flamme.
- Je travaillais à votre escapade, Ducon, Aline, elle
a le pot d’échappement en feu et j’étais trop occupé. La vache, se faire un
légume, elle est pas fière ! Ils ne savent pas se défendre !
- N’empêche… c’est comme hier quand tu as fait
remarquer à Violette qu’elle avait dû avoir des enfants en la matant à poil après
l’entraînement.
- Simple constatation scientifique… renflement utérin.
Mon intention n’était pas de la mettre dans cet état d’abord ; et puis, ça lui
a encore un peu plus ouvert les yeux sur son état, son passé. Tu sais, la vie ici,
c’est souffrir ou s’endormir. »
Souffrir ou s’endormir, belle alternative. Violette
avait pleuré pendant des heures, hantée par le spectre de cet enfant qu’elle
avait eu et qui n’avait ni nom ni visage. J’avais copieusement engueulé le
Bertrand hier et ce n’était pas le moment de remettre le couvert.
******
Le soleil plonge dans la mer exactement à la même
place qu’hier et les autres jours. Il est temps de sortir de notre abri au
creux de la dune pour aller explorer l’estran dans l’espoir de tomber sur des
primos encore reliés à leur cordon.
L’océan se retire comme chaque soir en émettant de
longues et paresseuses vaguelettes ignorantes de nos chevilles qui ne peuvent
perturber l’immuable ordonnancement de cette nature prise dans un cycle infini.
La Lune se lève comme d'habitude en miroir de l’incendie vespéral. C’est
splendide et effrayant, tant de régularité et de symétrie...
Les derniers résidents ont quitté la plage depuis un
bon moment, avertis par les premières manifestations du sommeil ; nous sommes
seuls pour environ une heure ou ce qui peut nous sembler une heure. Il faut
trouver un primo avant l’arrivée des natifs qui ratisseront immanquablement cet
espace d’ombre et d’eau.
C’est Violette qui aperçoit le primo qui flotte dans
quelques centimètres d’eau, progressant doucement sous la poussée du tube rose
qui se gonfle et se contracte alternativement, provoquant ainsi le mouvement du
corps qui semble privé de volonté. C’était la première fois que je vois un
primo connecté d’aussi près.
« La vache, c’est pas ragoûtant, ça lui rentre
dans le cul !
- T’as vu la taille du tube, Bertrand ? Tu crois que
ça se branchait à l’ombilic ?
- Berk ! On va lui enlever du fion, ça va lui faire
drôle au primo.
- Arrête, on peut le tuer comme ça, tu veux qu’il se
retrouve les intestins à l’envers ?
Bertrand fait une grimace et roule un instant des yeux.
- Pas bête Zatopek, on va attendre … »
Il ne faut pas attendre bien longtemps, le primo se
met soudain à tousser pendant que le tube se tortille pour s’en détacher. Se
plaçant à cinq bons mètres en amont, Bertrand nous fait signe de saisir le tube
pendant qu’il le sectionne à l’aide d’un galet qu’il a préalablement cassé pour
le rendre tranchant. Cinq mètres de tuyau imperméable à travailler, on va avoir
de quoi faire …
******
Je suis allongé sur mon lit mais je ne peux pas
bouger, des mains courent sur mon corps nu et essaient de s’introduire sous ma
peau. Soudain, un œil s’ouvre au bout d’un doigt et me regarde fixement. La
main rampe ensuite vers ma bouche et commence à s’y introduire …
Quelque chose ne va pas, habituellement, ce genre de
cauchemar me réveille au petit matin, pas en pleine nuit. D’ailleurs, personne
ici ne se réveille en pleine nuit d’habitude. La flotte du Bertrand est
vraiment efficace, nous allons finir insomniaques si ça continue ! Un sentiment
d’urgence me fait sortir de mon bungalow. La Lune, toujours pleine, surplombe
les pins, s’apprêtant à descendre vers l’océan où elle disparaîtra dans
quelques heures. De ma porte, je peux voir bon nombre de bungalows de la
Communauté disséminés parmi les arbres et éclairés par les froids rayons
bleutés de l’astre nocturne dessinant les cordes fantomatiques d’une harpe
géante.
Rencogné dans une partie sombre de ma terrasse,
j’observe la forêt apparemment figée dans une séquence de non-temps mais je me
méfie car je sais qu’il se passe des choses la nuit, des choses que nul ne voit
habituellement. Jamais je n’ai été éveillé si tard (ou si tôt) et c’est avec un
mélange de frayeur et d’intense curiosité que j’observe ce qui m’entoure.
Au bout d’un long moment, accompagnés de longs
bruissements, apparaissent des silhouettes familières : des natifs glissent parmi
les bungalows, effectuant une sorte de danse grotesque, se déformant dans
d’étonnantes proportions. Bien que d’apparence humaine, j’ai toujours considéré
les natifs comme profondément différents, ne serait-ce qu’à cause de leur
indifférenciation et surtout à cause de leur habitude à paraître longilignes
un jour et rondouillards le lendemain. Je n’avais jamais su si nous avions
affaire à deux espèces différentes et maintenant, j’ai la réponse devant moi :
les natifs changent de forme la nuit, ils se tortillent en groupe sous les
rayons lunaires, gonflent et s’amincissent alternativement dans un désordre
apparent puis se synchronisent pour aboutir à la forme du jour.
C’est particulièrement émaciés qu’ils se séparent et
se dirigent individuellement vers les bungalows. Sur l’instant, je panique, me
demandant comment je vais faire pour me glisser dans mon lit sans me faire
remarquer, me doutant du fait que j’aurai des ennuis si l’on me trouvait en
état de veille en pleine nuit. On ne nous droguait pas pour rien, on ne nous
interdisait pas la nuit sans raison.
Je n’ai pas à trouver de solution, des sifflements
aigus suivis d’un feulement et de claquements secs stoppent les natifs dans
leur marche d’échassiers sylvestres. Demi-tour, ils se dirigent tous sans
toutefois se hâter vers le même bungalow. Horreur, c’est celui de Bertrand !
******
J’ai dû m’endormir sur ma terrasse. J’ai beau boire
l’eau de Bertrand, cette saloperie court toujours dans mes veines. Comme à
l’accoutumée quand on s’endort hors de sa couche, l’on se réveille dans son lit
frais et bien bordé, sa tunique propre bien pliée sur l’unique chaise de son
intérieur. Je ne sais si les événements de la nuit font partie de mon cauchemar
quotidien ou si je les ai vécus. Je vais prendre mon petit déjeuner au kiosque
et tant pis si le thé est drogué.
Violette est là. Des natifs à la silhouette
interminable nous servent et nous mangeons en silence. Bertrand n’est pas avec
nous et je pressens que nous ne le verrons pas ce jour.
******
Pas un mot à Violette, je me contente de la faire
courir sur la plage jusqu’à ce que nos esprits retrouvent la clarté que seuls
les corps libérés par l’effort peuvent
éprouver. A ce moment seulement, je peux lui narrer ma nuit dont la réalité
m’apparaît enfin crûment. Bertrand a disparu et nous nous doutons de son sort.
******
Le natif fait une bonne tête de moins que moi, il me
donne mon repas en me souhaitant bon appétit dans cette étrange idiome que je
comprends mais que je suis incapable de prononcer. Je vais m’asseoir à côté de
Violette qui me sourit avec son regard marin. Nous ne sommes plus que deux
depuis plusieurs jours. Le bungalow de Bertrand a été attribué à un primo dès
le lendemain de sa disparition. Notre vie a repris comme avant sous ce soleil
immuable et ces nuits sans éveil.
Au moment où nous partons pour notre séance
d’entraînement sur la plage, nous apercevons une silhouette familière : une
face de lune plantée sur un corps adipeux vêtu de l’habituelle tunique.
L’absence de cheveux ne laisse aucun doute, c’est un primo-arrivant, un zombie
qui ne s’éveillera que progressivement, vierge de tout souvenir personnel
hormis son prénom.
Les si beaux yeux de Violette brillent, c’est comme si
l’océan pleurait. L’angoisse m’étreint, j’ai la gorge sèche. Il vaut mieux
rester discret, nous poursuivons notre chemin. Je ne puis cependant m’empêcher
de me tourner à nouveau vers le gros primo qui s’apprête à s’asseoir à une
table. Il tourne la tête fugitivement vers nous et replie les doigts de sa main
droite à l’exception du majeur qu’il fait mine de s’introduire dans le
fondement.
******
A l’issue de l’entraînement, je prends Violette dans
mes bras. Peu habituée à cela, elle se laisse cependant faire, un peu surprise. Je la
serre fort contre moi et me mets à rire, à rire…
Bertrand est de retour.
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