Madame et Monsieur
Après quelques années de balade, j’avais pu poser les valoches pendant sept années dans un village aux marches du Perche. Enfin, je devrais dire nous car nous formions enfin une famille, moi, mon épouse et notre petite fille de neuf mois.
Houlà, remplacer un couple de vieillissimes instituteurs quinquagénaires dans un village de cinq cents habitants, cela pouvait paraître délicat d’autant que mon épouse, plus ancienne que moi dans le métier, prenait la direction de l’école.
Ce genre de situation, nous connaissions, mais il fallait peser le pour et le contre…
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Une direction à la campagne, c’était l’assurance d’avoir un logement de fonction et le logement en question paraissait récent, enfin, construit après 1960, quoi ! Ah bon, il n’y a pas de chauffage ? Mais il n’y a pas d’isolation thermique non plus ! Nous n’eûmes pas le choix, il nous fallut acheter des convecteurs électriques qui donnèrent des bouffées de chaleur à notre budget tout en n’empêchant pas la moquette de geler en hiver sur une dizaine de centimètres de large le long de la porte-fenêtre.
Tiens, il y a le téléphone. Ah ben, non, c’est le téléphone de l’école. La mairie paie l’abonnement et le directeur paie les communications.
Hou, mais ça sent l’arnaque ça ! Et comment elle fait l’administration pour appeler la directrice pendant les heures d’école étant donné que son logement est de l’autre côté de la cour ? Ben, l’inspection, elle envoie des lettres. Nous sommes en 1985…
Finalement, le problème du téléphone fut réglé et l’école en fut pourvue pour la première fois de son histoire. Le vingtième siècle arrivait enfin d’autant plus que nous trouvâmes, oh surprise, une douzaine d’ordinateurs dans la classe des grands.
Ah non, à l’époque, on ne parlait pas de Windows qui venait juste de naître aux Etats-Unis ; non, nous étions pourvus, d’ordinateurs purement français invendables au grand public qu’un ministre de l’Education passé précédemment par l'Industrie avait réussi à fourguer dans sa nouvelle administration. Ça marchait avec des programmes enregistrés sur cassettes, ces bêtes-là. Mon premier contact avec l’informatique fut rude mais enrichissant. Après cela, les célèbres erreurs fatales de Windows me semblèrent d’aimables broutilles.
Le niveau social du village était plutôt modeste et seul le médecin, en tant que parent d’élève, était plus diplômé que les instits. En conséquence, nous eûmes droit à l’appellation honorifique de « Monsieur » et « Madame » de la part de nos élèves.
Les enfants qui appelaient notre autre collègue (nous étions trois classes) par son nom de famille nous appelaient ainsi car nous étions le couple de la direction. Un peu comme si nous étions les châtelains du pays...
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Il y avait aussi une autre coutume amusante : la séparation des sexes. La première fois que je fis ranger mes élèves devant la porte de la classe, je les vis se mettre en deux files indiennes : les garçons à gauche et les filles à droite.
« C’est comme ça que Monsieur (l’autre) voulait qu’on fasse avant… »
Même chose quand je leur demandai de se mettre en tenue de sport pour la première fois.
« Mais, les filles, vous espérez faire du rugby dans cette tenue ? Vous n’avez pas de short à la maison ?
- Ben non, l’ancien directeur ne voulait pas qu’on montre nos cuisses, rapport aux garçons. »
Boudiou, il fallait secouer le pommier et nous changeâmes quelques habitudes acquises au fil du temps. Les enfants finirent par m’appeler « maître », ce qui convenait tout à fait à ma mégalomanie sans pour autant faire aristocrate et les filles purent montrer leurs jambes et même venir avec des jupes courtes en jeans fort à la mode à cette époque, ce qui leur faisait plaisir, d’autant que la chose était encore interdite au collège du village voisin.
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Sept années passèrent et elles furent plutôt heureuses d’autant que la famille s’agrandit avec la venue d’un petit garçon qui fit l’adoration de sa grande sœur.
L’apogée de cette carrière de notable fut certainement la visite du Ministre.
Passé par là pour distribuer quelques médailles, le Ministre du Commerce fit, à l’initiative de Madame le Maire, un crochet par l’école pour admirer les travaux cyclopéens effectués dans l’école : goudronnage de la cour à notre initiative et construction d’un énorme portique d’évolution en bois dessiné par mon épouse. Nous étions fiers de nos réalisations et encore plus fiers quand nous vîmes le Ministre, le Préfet et l’Inspectrice au garde à vous devant mes élèves qui leur interprétèrent la Marseillaise et l’Hymne à la Joie de Beethoven à l’aide de leurs flûtes à bec en plastique.
Tout n’a pas été rose dans ce village mais je garde un bon souvenir de ces gens simples et tolérants ainsi que de leurs enfants si calmes que je dirigeais avec l’autorité parfois un peu raide d’un jeune adulte pas toujours sûr de lui.
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Bien des années plus tard dans une pizzeria d’Alençon…
Je dîne avec un couple de collègues quand soudain, deux grands flandrins abordent notre table :
« Ah m’sieur, ah m’sieur, vous nous reconnaissez ? »
J’identifie aussitôt ces jeunes adultes que j’avais eus trois ans, du CE2 au CM2 : M… et S… . La vache, la mémoire me revient, c’était les plus faibles de la classe et, comme je l’ai toujours fait, je ne les ai pas lâchés d’une semelle, les pressant comme des citrons pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Qu’est-ce qu’ils avaient pris les pauvres ! Que vont-ils faire ? Ils sont là pour me régler mon compte ? Ils ont déjà crevé les pneus de ma bagnole ?
« Ah, m’sieur, ça fait plaisir ! Ah c’était bien me dit S… le plus bavard. Vous vous rappelez le concours sur Guillaume le Conquérant qu’on a gagné et l’exposition d’Art ? Tu te rappelles de tes beaux dessins M… que Monsieur mettait dans la classe et de tout le sport, le rugby, les rollers et le hockey ? Ah, M’sieur, j’ai jamais aussi bien travaillé mais, après, bon… au collège ça s’est pas aussi bien passé mais on s’débrouille. Allez, on va pas embêter Monsieur et Madame plus longtemps. Ah, ça fait plaisir, hein M… ? Allez, on y va ! »
J’en eus les larmes aux yeux.
Moi aussi j'ai eu des larmes aux yeux en lisant votre petite histoire.
RépondreSupprimerJe crois qu'il y aura toujours en moi une institutrice manquée...