Rudes Kurdes
Je ne suis resté que trois ans dans cette école en zone sensible mais ça compte pour six au niveau usure. Il fallait toujours être sur ses gardes et s’attendre à chaque instant à une explosion, comme en sport où chaque accrochage pouvait mal tourner ou comme le jour où, pendant mon inspection, deux gosses s’étaient battus devant l’inspecteur pour une simple bousculade.
Je ne pouvais pas trop compter sur les parents qui se débattaient au milieu de leur problèmes sociaux et économiques, ni sur les collègues qui avaient bien assez à faire avec leur classe.
J’arrivais cependant à faire tourner ma boutique sans trop de bobos et je me faisais respecter par les gamins. Cela ne m’empêchait pas d’avoir parfois des sueurs froides comme avec ce grand dadais d’E… .
******
Je ne savais pas trop quel âge il avait mais sur ses papiers de réfugié, il avait l’âge d’être en CM1. Il était l’aîné d’une famille kurde déjà nombreuse même si sa maman ne semblait pas avoir plus de 25 ou 26 ans.
Châtain clair, le teint pâle et de grands yeux bleus, il ne ressemblait pas vraiment à un oriental. En fait, quand ce jeune kurde me parla de la Sainte Vierge et du Christ, je m’aperçus que j’avais précisément affaire à un Assyro-Chaldéen, peuple devenu chrétien avant les Romains. Certains membres de ce peuple parlent encore l’Araméen qui fut la langue du Christ.
Ceci me fut confirmé par l’assistante sociale qui s’occupait de la famille mais tout cela passait un peu au-dessus de la tête d’E… qui n’était pas spécialement cultivé ni bon élève.
Il avait été élevé dans une région très sauvage des montagnes du Kurdistan Turc et avait vécu jusqu’ici comme le faisaient nos ancêtres il y a quelques siècles.
Il aurait pu rester là-bas mais voilà, les Kurdes ne sont pas bien vus en Turquie et si, en plus, ils sont chrétiens…
E… m’avait raconté comment les soldats de l’armée turque basés dans sa région entraient régulièrement dans les fermes pour y prendre la nourriture jusqu’à ce qu’à force de famine, les gens finissent par quitter leurs maisons pour émigrer définitivement.
Tout cela suffirait pour que je me souvienne de ce garçon mais, en fait, c’est un incident comme j’en eus quelques-uns dans cette école qui grava son prénom définitivement dans ma mémoire.
******
Mes gamins étant comme des cocottes-minute, je les emmenais faire du sport chaque début d’après-midi pour relâcher un peu de vapeur.
C’était en début d’année et j’emmenais ma classe pour la première fois au gymnase. Il était de l’autre côté de la route et je n’avais pas besoin d’accompagnateur pour parcourir les deux cents mètres qui nous séparaient de l’école.
A peine avais-je installé les premiers matériels et tapis que je vis les enfants gicler comme des fusées, bondissant dans tous les sens sans que j’arrive à contrôler grand-chose. Avant même que je puisse reprendre le groupe en main, l’accident était survenu : E… avait fait une mauvaise réception et s’était mis à hurler en se tenant le bras.
Je stoppai tout et me précipitai au secours de mon Kurde. Son avant-bras faisait un Z et le diagnostic était facile à faire : double fracture radius-cubitus. Il avait des raisons de couiner le gars !
La situation : 26 gamins excités dont un éclopé et pas de téléphone. Il allait falloir ramener tout ça en bonne et due forme à l’école.
En trois aboiements, j’avais rangé les gosses mais mon blessé piaillait toujours. Il était trop grand pour que je le porte, il allait donc devoir se porter lui-même. Je le remis debout et lui fis tenir son bras le mieux possible. Comme il braillait et que cela ne faciliterait pas les choses s’il paniquait trop, je me mis à appuyer sur la corde sensible :
« Arrête donc de pleurer ! Chez toi, les hommes ne pleurent pas quand ils se blessent ! »
Le petit berger des montagnes du Kurdistan ravala ses larmes et fit le chemin tranquillement jusqu’à l’école où je fis téléphoner aux pompiers et à la maman.
Mais voilà que la maman arriva juste avant les pompiers. Dans sa langue natale, elle commença par engueuler son gamin qui lui montrait son bras d’un air plaintif, elle retroussa ses manches et attrapa son enfant, une main sur le bras et une autre sur le poignet : elle était en train de réduire la fracture à vif, ignorant les cris de son fils. Eh oui, dans les montagnes de son pays, quand quelqu’un se cassait un bras, on n’allait pas faire deux jours de marche pour trouver un médecin, on savait soigner sur place.
Quand je la vis faire, je bondis sur mes pieds en lui demandant d’arrêter et c’est à ce moment que les pompiers arrivèrent, la maîtrisèrent et essayèrent de lui expliquer que dans ce pays de petites natures qu’est la France, on réduisait les doubles fractures sous anesthésie.
Quelques jours après, E… revint avec un joli plâtre. Un bras provisoirement en moins n’arrangea pas vraiment ses affaires au niveau scolaire. Ce n’était pas bien grave, j’avais appris avec ce genre d’élèves que dans la vie il y avait parfois des choses plus importantes que l’école.
Enfants du Kurdistan (images d'archives)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci de passer le test de vérification de mots pour m'indiquer que vous n'êtes pas un robot.