Monsieur Roland
1966-67
J'étais un élève médiocre, comme on disait à l'époque. Arrivé à l'école de la Chiffogne au cours de l'année précédente, je m'étais retrouvé au milieu de garçons bien meilleurs que moi et il avait été convenu que j'allais redoubler ma 7ème que l'on n'appelait pas encore CM2.
Je n'étais pas fâché en cette rentrée 1966 de changer de maître, le précédent étant passablement effrayant. J'étais admis chez Monsieur Roland, dans l'autre 7ème.
Nous n'étions que 29 garçons, ce qui était un progrès par rapport aux 36 à 37 élèves de mes classes de cours élémentaire ; et puis, c'était la classe de Monsieur Roland.
Cheveux gris en brosse, sempiternelle blouse et larges lunettes, Monsieur Roland devait avoir cinquante ans. Il fumait constamment en débitant son cours, ce qui justifiait le fait qu'été comme hiver, la fenêtre à gauche de son bureau était ouverte. La fumée, obéissante comme ses élèves, n'arrivait jamais jusqu'à nous et se contentait de fuir docilement par cette issue. Couverts de nos chemises, pulls en laine et blouses en coton ou nylon, nous n'avions jamais froid. Il faut dire que les légendaires hivers Francs-Comtois endurcissaient quiconque y survivait.
La rigueur était le maître mot de l’enseignement de cet instituteur à qui l'on confiait parfois la formation d'autres maîtres ; la rigueur et la clarté. Je me mettais à comprendre ce qui m'échappait jusqu'ici par manque de précision ou par manque d'intérêt de ma part. Le monde était plus clair, plus lisible.
Chaque erreur, chaque manquement au règlement, chaque leçon non apprise donnait lieu à l'inscription sur le cahier de sanctions-récompenses tenu par le premier de la classe. Le barème était clairement établi et chaque punition pouvait être compensée par un bon résultat. C'est comme cela que mon aisance naturelle en orthographe servait de contre-feu à ma paresse en ce qui concernait les leçons.
Ce modus vivendi apparemment sévère était bien vécu par le groupe qui en acceptait les tenants et les aboutissants car tout cela se passait dans le calme ; Monsieur Roland ne se fâchait jamais.
L'année scolaire était un long fleuve tranquille qui déroulait sur trente heures hebdomadaires ses divisions à virgule, ses hectares, ses verbes au conditionnel passé deuxième forme, ses participes passés employés avec avoir et ses dictées-questions quotidiennes. Entraînés sur cinq jours pleins comme des sportifs de haut niveau, nous ne pouvions être que bons. Même moi, petit redoublant.
C'eût pu être ennuyeux comme une année de collège mais Monsieur Roland était passionnant. Il savait tout, du moins le croyions-nous ; il avait tout vécu et avec cet ancien maquisard communiste, la seconde guerre mondiale devenait une épopée vue de l'intérieur. Il avait aussi un goût prononcé pour les sciences et, avec lui, les pages du livre de leçons de choses sortaient à l'air libre. Je me souviendrai toujours de cette expérience de chimie lors de laquelle avec de l'acide et du cuivre, il fit apparaître, tel un magicien, une fumée violette dont le comportement quasi-vivant me fascina.
La culture physique avait une bien maigre place en fin d'année le samedi après-midi et la musique se pratiquait sous la direction du monsieur qui parlait dans l'imposante radio à lampes qui trônait sur l'armoire. De ces séances, je me souviens seulement de la fin d'année lors de laquelle nous apprîmes avec enthousiasme l'Hymne à l'Universelle Humanité de Marcel Bouchor sur l'air de l'Ode à la Joie de Beethoven.
Cette année passée dans le calme, l'ordre, la clarté et la précision avait fait de moi un bon élève et, lors de la "composition" du mois de juin qui reprenait les épreuves passées par la classe de certif, j'eus la surprise de terminer en tête, devant le jusqu'ici indéboulonnable premier qui piqua du nez pour l'occasion.
Mon père, dont les sentiments restaient sanglés dans son uniforme d'officier de cavalerie, exprima son contentement en me disant : "C'est bien". Et il m'offrit un cahier, une gomme, quelques crayons et une énorme pièce de cinq francs. Il était fier de moi.
Dès la rentrée de sixième, incapable de comprendre le monde dans lequel j'évoluais, j'entamai une lente descente qui devait m'amener à un second redoublement en quatrième. Monsieur Roland était déjà loin. Je ne le revis plus.
Et pourtant, toutes ces règles d'orthographe, problèmes de trains, anecdotes historiques ou schémas du corps humain résonnaient en moi, raisonnaient en moi. Et dans les moments les plus sombres de mon parcours scolaire chaotique, Monsieur Roland était toujours là, avec sa rigueur, son calme et sa clarté. Comme une bouée que l'on lance à celui qui se noie...
La culture physique avait une bien maigre place en fin d'année le samedi après-midi et la musique se pratiquait sous la direction du monsieur qui parlait dans l'imposante radio à lampes qui trônait sur l'armoire. De ces séances, je me souviens seulement de la fin d'année lors de laquelle nous apprîmes avec enthousiasme l'Hymne à l'Universelle Humanité de Marcel Bouchor sur l'air de l'Ode à la Joie de Beethoven.
Cette année passée dans le calme, l'ordre, la clarté et la précision avait fait de moi un bon élève et, lors de la "composition" du mois de juin qui reprenait les épreuves passées par la classe de certif, j'eus la surprise de terminer en tête, devant le jusqu'ici indéboulonnable premier qui piqua du nez pour l'occasion.
Mon père, dont les sentiments restaient sanglés dans son uniforme d'officier de cavalerie, exprima son contentement en me disant : "C'est bien". Et il m'offrit un cahier, une gomme, quelques crayons et une énorme pièce de cinq francs. Il était fier de moi.
Dès la rentrée de sixième, incapable de comprendre le monde dans lequel j'évoluais, j'entamai une lente descente qui devait m'amener à un second redoublement en quatrième. Monsieur Roland était déjà loin. Je ne le revis plus.
Et pourtant, toutes ces règles d'orthographe, problèmes de trains, anecdotes historiques ou schémas du corps humain résonnaient en moi, raisonnaient en moi. Et dans les moments les plus sombres de mon parcours scolaire chaotique, Monsieur Roland était toujours là, avec sa rigueur, son calme et sa clarté. Comme une bouée que l'on lance à celui qui se noie...
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4 juillet 2014
La retraite
4 juillet 2014
La retraite
La porte de l'école Jules Ferry se referme en produisant un claquement sec. Je marche d'un pas décidé le long de l'austère façade datant des premières années du vingtième siècle. Je n'enseignerai plus. Changer de vie, c'est aussi simple que ça.
D'une certaine manière, vous avez été également un Monsieur Roland pour ces chères petites têtes. La transmission, ce beau fil d'Ariane, serait donc bouclée ? Je suis père d'enfants encore à la maternelle mais votre témoignage m'a touché. Révérence à vous, gentil-homme.
RépondreSupprimerC'est trop... Merci. Dans cette série, j'ai surtout voulu voir le côté positif du métier. Le côté obscur existe aussi, tout n'est pas rose.
SupprimerLe petit brun en blouse noire au premier rang, il est maintenant à la retraite...