mercredi 7 septembre 2022

Naguère, des écoles - Episode 18

Le côté obscur
 
Quand je relis les 17 précédents épisodes de cette série, je m'aperçois finalement que j'y ai gommé la plupart des aspects négatifs de ma carrière. Serais-je un incurable optimiste, un Bisounours ou serait-ce plutôt de l'auto-censure ? Non, en fait j'ai signé en 1977 à mon recrutement un document m'imposant de ne parler qu'en termes élogieux de mon métier pour éviter que les générations futures ne le fuient à toutes jambes. Nan, je déconne ! En réalité si je n'ai pas parlé de mes galères c'est qu'il n'y a pas de raison que je me fasse avoir et pas les autres. Nan, je re-déconne, j'ai beaucoup aimé ce métier très prenant de plus en plus mal payé au fil du temps et qui n'a attiré que mépris de la part de la majorité de la population et surtout de mon administration. 
 
 
 École Normale d'Alençon
(Centre de formation des instituteurs : deux ans de formation après le bac)
 
Dans cet établissement, il y avait deux types de profs :
 
- Ceux qui ne savaient pas trop ce qu'ils faisaient là, n'ayant qu'une vague idée de ce qu'était l'enseignement en primaire et encore moins en maternelle. Je me souviens de ce prof d'audio-visuel ((à l'époque c'était à la mode) qui ne faisait rien mais qui notait bien, de ce prof d'arts aux cheveux longs qui n'avait jamais de matériel mais qui approuvait n'importe quel gribouillage. Et ce prof remplaçant d'histoire-géo qui avait regardé avec nous les rencontres de Roland-Garros au lieu de faire cours, et cette prof de psycho qui lisait ses cours à longueur de temps d'un ton monocorde sans lever les yeux de sa feuille. Son absence de personnalité et de pédagogie l'avaient amenée à monter en grade : elle était devenue inspectrice.
 
Ces gens-là, conscients de leurs faiblesses étaient plutôt sympas avec nous et notaient correctement. Quand ils nous visitaient en stage, ça se passait bien, émerveillés qu'ils étaient de découvrir ce qu'était le vrai boulot d'un pédagogue (et dans pédagogue, il y a gogues).

- Ceux qui avaient des idées arrêtées sur l'enseignement et qui étaient bien décidés de les faire entrer de gré ou de force dans la tête des étudiants. La plupart étaient des militants persuadés du fait qu'ils allaient changer le monde en changeant les esprits des jeunes enseignants qui changeraient ensuite les esprits des enfants. Ceux-là étaient vindicatifs pour les étudiants qui ne suivaient pas la ligne. Face à eux, la seule bonne stratégie était l'évitement : il était impératif de leur servir la soupe et de cacher le reste. Je me souviens de cette prof de sciences qui n'acceptait que la modernité et pour laquelle il fallait faire table rase des méthodes de nos maîtres d'école. Tout ce qui appartenait au passé était mauvais et nous devions construire notre propre monde pédagogique. Quand nous lui demandions comment, elle nous répliquait d'un ton cinglant qu'elle n'était pas là pour nous donner des recettes. Je me souviens de ce prof de français spécialiste en linguistique qui interdisait entre autres la grammaire ou la dictée, sans parler de la conjugaison. Les enfants devaient construire leurs apprentissages et d'ailleurs, ce n'était pas des élèves mais des apprenants. Mais comment nous faisions pour leur apprendre à construire ? Mystère... Je me souviens de stages en classe où je faisais planquer dictées et leçons de grammaire aux enfants lors des visites de ces commissaires de la pensée pédagogique tout en leur montrant un boulot bien dans la ligne de la pensée moderne mais à l'efficacité anecdotique. Ces professeurs n'eurent que peu d'impact sur moi, mon passé de cancre m'avait finalement bien servi, je m'étais retrouvé en stage pour la première fois devant des enfants à l'âge de 23 ans, je n'étais pas aussi influençable qu'un jeune de moins de vingt ans. Et puis, mon vécu d'ex-fainéant m'en avait beaucoup appris sur les mécanismes liés à la motivation ou à son absence chez l'enfant. 


A la campagne

Nous connaissions les termes du contrat : avant d'enseigner en ville, nous devions faire plusieurs années de goulag campagne. Les premières années étaient rock and roll car nous (couple d'instits mariés) n'étions nommés qu'en dernière minute.
 
Pour mon premier poste, ce fut cool car nous avons été nommés dans la même école à seulement 40 km de chez nous et avertis... quelques jours avant. Nous n'avions pas d'enfants et peu de meubles, il y avait une passoire thermique disponible à côté de l'école. Cool... En fin d'année scolaire, sachant qu'on allait virer car nous n'étions pas encore titulaires de nos postes, nous avions entreposé nos meubles dans le garage du voisin et étions partis deux mois en vacances vu que nous étions SDF.
 
La rentrée de septembre était un jeudi et nous avions réservé un camion pour déménager mais nous n'avions pas pu remplir le kilométrage car nous n'avons su où nous allions enseigner que le vendredi soir, donc après la rentrée. Un week-end pour se retourner, pas de problème ! Cette année, j'avais été obligé de refuser un logement de fonction sans chauffage avec un trou gros comme ma tête dans la cheminée qui laissait voir le jardin. Le maire, qui avait la plus belle maison du village et qui était cadre à l'EDF m'en avait voulu et ne m'avait pas reversé l'indemnité de logement que la municipalité recevait chaque mois. J'avais donc fait la route chaque jour et comme ma femme bossait autre part dans la campagne et qu'un couple d'instits ne gagnait pas assez pour avoir deux bagnoles, elle me déposait à l'école à 7h30 et ne revenait me chercher qu'à 18h. Comme il n'y avait pas de cantine le midi, je mangeais dans ma gamelle et je retournais bosser. il faut dire que c'était une classe unique et qu'il y avait du taf, j'étais donc seul ; quant aux parents, ils étaient indifférents à l'école. Il n'y eut d'ailleurs personne pour se présenter au comité de parents d'élèves.
 
L'année suivante, nous obtînmes des postes de titulaires dans un bled d'éleveurs de chevaux où nous fûmes pris de haut en tant que fonctionnaires pendant trois années. J'avais fini par sympathiser avec un éleveur de chèvres auquel j'avais demandé pourquoi nous étions à ce point méprisés par la population. "C'est normal, t'as vu leurs Mercedes et ta Renault 14 ? Avec ta paye d'instit, t'es tout en bas de l'échelle juste au-dessus des chômeurs. Tu n'auras leur respect que quand t'auras une grosse bagnole." 
 
Bien... on a compris, notre poste suivant était situé dans un village pauvre où nous fûmes bien accueillis et logés dans une nouvelle passoire thermique sans chauffage. Nous avons dû acheter nous-mêmes nos convecteurs électriques et Madame le Maire nous a offert l'installation par un électricien. C'est pratique le chauffage électrique et c'est très joli quand le givre fait des fleurs sur les carreaux. C'est moins bien quand la glace se forme à l'intérieur, surtout quand vous avez un bébé à la maison.
 
Le village était calme et les enfants plutôt gentils, d'ailleurs, nous n'avons été cambriolés qu'une fois par des anciens élèves de l'école qui avaient vite été rattrapés. Nous n'avions pas porté plainte. Un des trois gamins de quinze ans était venu s'excuser et offrir en repentance de tondre notre pelouse. Les parents des deux autres nous avaient fait la gueule, vexés qu'ils étaient de se trouver en défaut. Après douze ans de goulag campagne, nous avons retrouvé notre bonne ville d'Alençon dotés d'une solide expérience pédagogique et d'une maturité certaine.

En ville

Quand vous avez moins de quarante ans, il faut vous contenter des postes les moins prestigieux mais on vous laisse le choix : les pauvres ou les immigrés. En fait, c'est pareil. Dans notre premier poste en zone "sensible" (tous deux dans la même école), on a subi un choc : les gamins ne tenaient pas en place et certains s'asseyaient même sur les tables. En récré, certains se barraient de l'école. On avertissait juste la directrice qui téléphonait aux parents. Le boulot était très dur mais j'eus cependant des satisfactions avec certains enfants dont j'eus des retours positifs bien des années après (aucun ne m'a cassé la figure). 
 
La première année, nous avons hérité de deux doubles niveaux: les classes dont les collègues en place ne voulaient pas emplies des élèves dont on ne voulait pas non plus. Mon épouse avait un CP-CE1 dont les plus âgés étaient des grands brûlés de la pédagogie moderne : Ils avaient eu l'année précédente une maîtresse qui avait appliqué à la lettre les préceptes du prof de Français cité plus haut et qui aura sévi toute sa carrière dans l'Orne. La dame avait donc enseigné la lecture en utilisant la méthode "Naturelle"sans colorants ni additifs. A notre époque, on dirait Vegan, à l'inverse des bouffeurs de barbecue burnés. Bref, la dame donc, avait été inspectée en fin d'année et citée comme exemple dans les conférences pédagogiques ; elle avait pris un maximum de points et cela lui avait permis de retourner en maternelle d'où elle était venue. Une glorieuse année de CP lui avait suffi. Problème : les gamins ne savaient pas lire et on avait scindé en deux la classe. Une partie en CE1-CE2 avec l'aide d'une collègue supplémentaire qui prenait les enfants de CE1 en petit groupes et un CP-CE1 (mon épouse) pour que les CE1 apprennent enfin à lire avec les CP. Moi, j'avais eu du bol, mes CE2-CM1 étaient très durs mais savaient raisonnablement lire.
 
A cette époque, le redoublement devenait obsolète pour des raisons budgétaires ("Vous vous rendez compte combien ça coûte", nous disait-on.) L'inspecteur nous accordait cependant un quota de redoublements d'un ou deux enfants par classe. Il fallait choisir et envoyer les autres au hachoir. Ensuite, les tableaux EXCEL de l’Éducation Nationale ont rendu le redoublement tellement caca qu'il a été interdit. Ouf ! Moi qui ai redoublé mon CM2, ma 4ème et ma Terminale, je l'ai échappé belle...
 
Tout n'allait finalement pas si mal dans cette école où je m'étais accoutumé à la difficulté de la tâche en prenant un peu de distance avec le boulot. Question de survie : le nez dans le guidon, tu meurs. J'ai juste fait une erreur, un jour à cours d'argent, j'ai refusé de faire la grève et à partir de ce moment j'ai été traité comme un paria par la directrice qui a fait déménager ma classe à l'autre bout du couloir, monté les parents contre moi et envoyé mes cahiers à l'inspecteur pour lui signaler des pratiques pédagogiques non-conformes. L'inspecteur était bien embêté, il ne m'a rien reproché mais m'a fait comprendre qu'on ne contrariait pas une directrice en place depuis tant d'années. Il faut dire que pour être inspecteur, en plus du fait qu'on fait moins de dégâts derrière un bureau que devant des élèves, il faut avoir une certaine dose d'hypocrisie et c'est pas donné à tout le monde d'être à la fois autoritaire et fourbe. On doit faire des études pour cela.
 
Mon épouse a ensuite travaillé en ZEP jusqu'à la fin de sa carrière car elle y a trouvé une équipe soudée et fort sympathique. Les parents, en grande majorité étrangers, étaient bien loin des préoccupations pédagogiques de la société française, on ne peut pas leur en vouloir mais on peut en vouloir à une administration prompte à monter des actions de communication dans ces quartiers sinistrés de la République pour montrer qu'on se soucie des pauvres et que la France n'est pas raciste puisqu'on met tant de moyens dans ces zones dites sensibles. Le problème, c'est que la com' ça coûte cher et ce n'est que de la com'. Ma femme terminera sa carrière avec une classe de trente-cinq petits de maternelle. Le jour de sa retraite, elle prit un pot avec ses collègues et n'eut ni courrier ni coup de fil de son inspectrice. Moi, j'ai eu de la chance, j'ai reçu un courrier type signé à la main par mon inspectrice. Trop généreuse ! Elle n'allait quand même pas se déplacer pour me dire au revoir vu que l'inspection était à un bon kilomètre de mon école.
 
J'ai passé mes dix-neuf dernières années dans une école de centre-ville. La première année, on m'a refilé le CP car personne n'en voulait. Ce fut une révélation pour moi, je m'y suis vraiment éclaté. Les six dernières années, j'ai changé de niveau pour ne pas m'encroûter. Moins de galères car moins de problèmes dans une école de bourgeois à partir du moment où on sait remettre le bourgeois à sa place.
 
Le côté obscur ne se trouvait qu'au niveau de l'administration avec les Dark Inspectors et ses Conseillers Pédagosiths tous chargés de relayer les délires venus de la Planète Gouvernementale. A cette époque, j'avais assez de bouteille pour résister aux injonctions maboules des différents ministres et j'ai enseigné comme je l'entendais. Il m'a constamment fallu résister à la folie auto-destructrice du système due au libéralisme qui, non content de dézinguer l'industrie s'est insidieusement immiscé dans l'enseignement sous des oripeaux apparemment progressistes appelés "concertation", "projet d'école", "évaluations"... produisant une avalanche de réunions toutes aussi inutiles et venteuses les unes que les autres (en presque quarante ans, je suis passé de moins de 10 heures à 36 heures de réunions par an).
 
Sous couvert de modernité, on a mis de l'ordre dans une profession fort indépendante et autonome à coups d'évaluations, de rapports et d'injonctions autoritaires, il fallait rendre des comptes, nous devenions des gratte-papier. Les tableaux EXCEL et les POWER POINT ont été assénés par les obéissants rouages de l'administration. On en est venu à évaluer jusqu'aux enfants de trois ans ! Je me souviens d'une inspectrice soutenant aux enseignants de ZEP que leurs résultats n'étaient pas acceptables par rapport au centre-ville car, disait-elle, "des études ont montré que le niveau socio-culturel des parents n'avait pas d'incidence sur le niveau scolaire des enfants". "Des études ont montré", ça c'est un truc fort ! Nonobstant le fait que les études en question, on ne nous les montre pas... Et quand des vieux ronchons comme moi protestent : "Je ne peux pas vous laisser dire ça !" Trop fort ce qu'ils apprennent sur la planète des Siths !
 
J'ai fini par me taire et seulement noter à haute voix les fautes d'orthographe et de grammaire sur les POWER POINT, ça les énervait mais ils fermaient leur clapet pour le coup. Quant aux évaluations qui ne me servaient à rien (j'avais assez de pratique pour ne pas en avoir besoin), je finis par les truquer pour avoir la paix. Facile : la semaine précédente, je faisais faire trois jours d'entraînement à mes élèves avec les évaluations de l'année d'avant et, comme d'une année sur l'autre cela variait peu, j'avais un taux de réussite stratosphérique et j'étais félicité par l'inspection pendant que les mauvais mais surtout naïfs collègues étaient regardés de travers comme du temps où Charlemagne chapitrait les cancres sur les illustrations des livres d'histoire de mon enfance.


Tout ceci est bien sûr écrit avec la mauvaise foi qui me caractérise. Si j'ai commis ce texte huit ans après le précédent, c'est en réaction à la situation actuelle où l'on s'aperçoit que l'on manque de profs après les avoir paupérisés, trop souvent traînés dans la boue et traités comme des pions. Je me suis cependant épanoui dans ce métier et je ne regrette rien. Je devais être fait pour cela...

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